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Travailler 2 heures par jour

Prologue

A l'origine de ce livre : le Droit à la paresse, Mai 68, l'An 01, Lip, le Larzac... et le travail de Jean-Pierre Berthier, Claudie Besse, Suzanne Bonnevay, Charly Boyadjian, Roger COllas, Gilles Denigot, Yves Lenoir, Dominique Levesque, Marianne Morette-Payen, Daniel Schiff, Loup Verlet.
Pour prendre contact, écrire à Adret, 11 route Neuve, Gometz-le-Châtel, 91400.

 


- Prologue -


 

Charly Boyadhian a 26 ans. Il travaille en "3x8" dans une usine de textiles, à Romans. Il me parle de l'usine : le travail inintéressant, le bruit, la fumée, les heures de nuit. Ces descriptions de la vie à l'usine, je ne m'y suis toujours pas habitué : devant la violence quotidienne faite aux ouvriers, c'est chaque fois le même sentiment de vertige. Nécessités de la production. Mais depuis 1936, la productivité a plus que triplé et les horaires n'ont pas bougé ! Exploitation de la classe ouvrière pour un profit capitaliste maximal. Mais en Union Soviétique l'usine est la même et le système des "3x8" de plus en plus courant. "D'ailleurs, ajoute Charly en riant, c'est un pays où la classe ouvrière est au pouvoir et où personne ne veut faire ouvrier, ça pose quand même un problème, non ?"

Ce "travail qui fait mal", pénible ou ennuyeux, de combien pourrait-il être réduit ? C'est la question que ce livre veut poser. Son architecture, un peu inhabituelle, s'explique par son histoire. Il est né dans un laboratoire de physique théorique. Notre équipe de recherche, qui avait pourtant acquis, grâce à quelques "premières" en physique, une réputation internationale dans son domaine, a perdu la foi. Trop de questions urgentes (épuisement des ressources de la planète, inégalités croissantes entre tiers-monde et pays riches, etc.) restaient au vestiaire du laboratoire : nous avions l'impression de "pédaler à côté du vélo". Notre travail perdait tout sens.

De cette interrogation sur le sens de notre travail de scientifiques, nous sommes passés à une réflexion sur le travail en général : pourquoi les 40 heures ? Nous avons cherché à évaluer ce que serait, dans une France débarrassée du profit et des privilèges, la durée de la journée de "travail lié" de chacun (c'est-à-dire du travail nécessaire au fonctionnement de la société et à une production satisfaisant les besoins essentiels de tous).

Ces réflexions d'intellectuels, cette évaluation en laboratoire, nous en avons évidemment discuté avec des travailleurs, en particulier avec ceux qui ont du "travail lié" l’expérience concrète. C'est de ces discussions qu'est née la forme actuelle du livre : l'ordre historique est ici inversé : bien qu'écrite avant, notre étude vient en second. Ce sont les réactions qu'elle a provoquées, les témoignages qu'elle a déclenchés qui forment la première partie du livre : témoignages écrits ou enregistrés au magnétophone sur la vie quotidienne, les luttes ouvrières, le travail, le temps. Puis, contrepoint théorique à ces témoignages, l'étude elle-même telle qu'elle a été réécrite après toutes ces discussions.

J'avais téléphoné à Charly de Paris, me recommandant d'un ami commun, journaliste à Libération. Je lui avais expliqué notre étude, et demandé s'il voulait bien discuter avec moi. Il avait eu l'air un peu étonné puis m'avait dit, avec l'accent tranquille du Dauphiné : "Avec les copains, au moment du chômage partiel, on en a parlé, du boulot, comment il bouffe notre temps ; j'y ai pas mal réfléchi... Passe la semaine prochaine, je serai d'après-midi, on aura la nuit pour discuter." Dans le train qui m'emmenait à Romans j'essayais d'imaginer notre rencontre. Je pensais à l'atmosphère confortable et ennuyeuse de ces rencontres de physique lointaines, Etats-Unis, Japon, où j'avais été, naguère, présenter les travaux de notre équipe : "Le professeur Untel va maintenant nous parler des résultats récents contenus dans la théorie des..." Quand je sonnais chez lui, à 8 heures du soir, ce fut Khem, son amie, qui m'ouvrit : Charly était encore à l'usine. Il arriva vers 9 heures et demi, se versa à boire et se jeta sur une chaise. Une des premières choses qu'il me demanda fut "Combien tu gagnes ?" Que ma "paie" soit plus de trois fois supérieure à la sienne eut d'ailleurs l'air de moins le gêner que moi. Pendant le dîner, je lui demandais s'il avait dans l'usine des possibilités de promotion, pour échapper à cette "vie en 3x8" hallucinante : "Oui mais ça signifierait marcher sur les gars, surveiller les autres, et ça je n'en veux pas."

"Pourquoi les gens acceptent d'aller bosser à l'usine ? Tu vois, moi, l'autre matin, je n'étais pas en forme. A 4 heures et demie, au moment de me lever pour aller au boulot, je n'avais vraiment pas envie. Khem m'a dit : "N'y va pas. Mets-toi en maladie." Et puis j'ai pensé à la maison qu'on veut acheter... j'y ai été." En écoutant Charly, je n'arrivais pas à oublier que le lendemain il retournerait à l'usine alors que moi je réintégrerais mon campus boisé. Je le lui dis. Il me répondit par une phrase que je ne suis pas sûr d'avoir comprise : "Tes privilèges, tu les paies : que tu sois dans ton bureau, à faire des calculs, ou dans ton amphi, face aux étudiants, tu n'es finalement en prise sur rien, nous, dans l'usine, qu'on s'engueule avec un chef, qu'on organise un grève ou simplement qu'on donne un coup de main à un copain, on sent à chaque instant que l'usine, c'est le cœur du système."

Suzanne Bonnevay, la secrétaire de notre laboratoire, n'a rien d'une gauchiste. Son témoignage, "réflexions d'une secrétaire qui cherche un sens à son travail" sonne d'autant plus juste qu'elle croit au travail bien fait : elle exécute avec zèle les tâches pourtant abrutissantes du secrétariat scientifique. Il y a deux ans, Suzanne assurait le secrétariat d'un congrès de physique, en province, consacré à "la Terre et ses énergies". A son retour, elle découvrait que le paysage qu'elle aime regarder de sa fenêtre chaque matin avait été défiguré par d'énormes pylônes de haute tension ! pendant que les uns parlaient de la terre, d'autres la saccageaient, irréversiblement. Ce jour-là, pensant à son énergie à elle, Suzanne me dit qu'elle se sentait un peu comme la terre, gâchée par une société avide et aveugle...

J'ai rencontré Claudie Besse par hasard, à un débat sur le travail organisé par un groupe de femmes. Elle travaille aux Chèques postaux depuis 20 ans. Ce slogan qu'elle voit tous les matins sur les murs de Paris-Chèques : "perdre sa vie à la gagner", un jour il lui a paru évident et elle a décidé de ne plus travailler qu'à mi-temps. Ce qui frappe chez Claudie, c'est la calme détermination avec laquelle elle suit son idée. Pour elle, le travail, sa durée, sa nature, ça n'est maintenant qu'un détail, un aspect parmi d'autres de ce que notre société malade a fait de la vie des gens. En même temps qu'elle me parle, Claudie caresse les cheveux de son fils qui joue à côté de nous. Son optimisme est fait d'un étonnant mélange de tendresse et d'énergie : "Vous savez, nous tous qui ne nous résignons pas à avoir notre vie abîmée par un travail stupide, on est finalement une grande force tranquille."

Il n'est pas facile de s'interroger sur son travail. Dans notre société, la question "A quoi sert mon travail?" risque vite de déboucher sur "A quoi est-ce que je sers ?". C'est notre moi profond qui est ébranlé, notre légitimité dans la société. Il n'est donc pas surprenant que ceux qui parlent ici soient des gens qui ont eu l'occasion de prendre du recul par rapport à leur travail : Charly, Suzanne, Claudie; Gilles Denigot docker, qui cherche à dissocier défense du salaire et défense de l'emploi, et doit parfois affronter les syndicats, Roger Collas, ouvrier, qui, après 46 années de travail, pense qu'il est temps de "dételer" et se fait licencier; Loup Verlet, patron de notre équipe de recherche, qui s'interrompt un jour dans la "poursuite" de ses recherches pour se demander ce qui le fait courir...

"Ces intellectuels qui vont interviewer les ouvriers pour en faire ensuite un bouquin ou une thèse, je m'en méfie." Plusieurs fois, au moment de brancher mon magnétophone, j'ai repensé à cette phrase de Charly et je me suis demandé si je n'étais pas, moi aussi, en train de voler la parole des autres. Mais ce livre n'est pas un recueil de témoignages ouvriers "interprétés" par des intellectuels. C'est, sur le gâchis du temps de travail, sur la libération possible du temps, une réflexion à plusieurs voix.

 D.S.

 

 


Première partie, chapitre 1 >

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