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Travailler 2 heures par jour

Chapitre 3 : Docker à Saint-Nazaire


Chapitre 3 : Docker à Saint-Nazaire

 

Notre travail, c’est spécial ; on n’est pas embauché au mois, on ne travaille pas tous les jours : on travaille quand il y a des bateaux, comme des journaliers. Par exemple moi, si je vais au port demain, j’arrive à 8 heures un quart, il y a une grande pièce, immense, avec des couloirs : un couloir réservé aux dockers professionnels, un couloir réservés aux dockers “occasionnels”... Au bout il y a un estrade, les contremaîtres y montent. Et à côté d’eux tu as un contrôleur d’embauche qui est un responsable syndical, qui est là, en principe, pour que les contremaîtres respectent bien les normes d’embauche, pour qu’ils embauchent suffisamment de personnel et aussi pour que le travail soit réparti équitablement.

Dans le travail des dockers, il n’y a pas de hiérarchie entre les ouvriers, ce qui est quand même une bonne chose : il y a des travaux qui paient plus que d’autres mais pour un travail donné, tout le monde est payé pareil. À part un contremaître, sans doute, qui a une prime comme partout. Mais entre les ouvriers il n’y a pas de P1, P2 et tous ces trucs-là ; et les “occasionnels” sont payés le même prix que nous. La différence c’est qu’ils travaillent beaucoup moins et qu’ils ont donc un salaire bien moins élevé à la fin du mois. Mais pour une journée de travail aux tôles, par exemple, ils sont payés comme nous.

Le système d’embauche, voilà comment ça se passe : c’est comme à la foire aux bestiaux ; quelqu’un qui ne connaît pas trouve ça impressionnant, nous on ne trouve pas ça humiliant, on ne fait plus gaffe. Les contremaîtres sont sur l’estrade. Un contremaître a un bateau de soja qui arrive, il a besoin de 30 personnes, par exemple. Il prend dans le tas : Untel, Untel, il appelle les noms, ceux-là sont embauchés. S’il n’y a qu’un bateau de soja, comme on est 100 professionnels sur le port, il y en a 70 qui ne bossent pas. Que fait-on quand on ne travaille pas ? On reste sur le port, on pointe ; il y a un couloir de pointage, on y va et on touche notre « indemnité pour journée d’inemploi », 64 F par jour, notre salaire garanti. Après, on fait ce qu’on veut.

On conserve une petite liberté dans le travail ; si je n’ai pas envie de travailler demain et que je veux toucher les 64 F, je reste dans le fond, à l’embauche, je ne me mets pas devant, je sais qu’il y a assez de dockers pour le boulot ; et je vais toucher mes six mille quatre. Remarque qu’il n’y en a pas beaucoup qui tirent au flanc comme ça parce que quand on travaille on est payé plus cher : la journée de travail est en moyenne à 130, 140 F. Simplement, de temps en temps, le gars qui n’a pas envie de travailler, qui se dit « Oh ! J’ai la flemme », peut toucher ses six mille quatre. C’est surtout le lundi que ça tire, pour les jeunes : le lundi, les anciens sont seuls, ou presque, à travailler. Le samedi matin pareil. Le gars qui ne veut pas travailler, qui a quelque chose à faire, ou simplement n’a pas envie – ça arrive à tout le monde –, il pointe au « garanti ». Alors qu’ailleurs, les mensuels, ils vont au boulot, envie ou pas... (rire) : c’est bien d’enregistrer ça, les patrons, ils verraient ça ils diraient : « Oui, vous voyez bien, vous ne voulez pas travailler, vous choisissez vos boulots, vous vous perchez... – Mais non, qu’on dit... »

Par exemple moi, le mois dernier, je sais que je me suis très peu présenté parce que j’ai été pris par des tas de trucs : j’ai pointé le maximum au « garanti » pour ne pas mordre dans mes congés, et j’étais libre quand même. J’ai touché 100 000 francs, dans mon mois, à ne rien faire. Ça ne m’a pas fait un gros mois de salaire, d’accord. Mais je ne pouvais pas : je n’avais pas envie d’aller travailler, j’avais tout un tas de trucs à faire. Eh bien, tu vois, j’ai quand même un salaire dissocié de mon boulot, même s’il est minime.

Ce salaire garanti, c’est déjà une réduction de travail. On est 100 dockers, 100 “professionnels”. Si le salaire garanti n’existait pas, combien de dockers y aurait-il sur le port de Saint-Nazaire ? 30 dockers, peut-être, mais qui travailleraient tous les jours. Ce sont nos patrons qui, sur la base de la masse salariale, cotisent pour notre « garanti », et l’État qui paie la différence. On a plusieurs patrons. Les « Chantiers de l’Atlantique », par exemple, reçoivent de la tôle de Dunkerque. Ils s’adressent à une boîte de manutention portuaire, la « Transat », qui vient embaucher son personnel au bureau de la main-d’oeuvre sur le port. On est payés par la « Transat » qui, elle, est payée par les « Chantiers ». Pour un autre trafic, le bois, par exemple, notre patron c’est la SCAC, et pour tout comme ça.

64 F par jour, c’est pas assez pour vivre : il nous faudrait un salaire garanti de 100 F par jour au moins. La journée de travail est en moyenne de 130, 140 F, alors 100 F de salaire garanti, ça ferait encore un petit écart, pour leur faire plaisir, entre travail et non-travail. Et avec 100 F par jour de salaire garanti, on aurait facilement de quoi vivre, même si on ne travaille pas. Une revendication qu’on avance, et avec laquelle beaucoup de gars sont d’accord, bien que le syndicat, lui, ne se lance pas là-dedans, c’est donc une « augmentation du salaire garanti ». Avec les copains, on dit : « On est pas à l’abri d’une réduction du trafic sur le port de Saint-Nazaire. » Mécanisation et concentration font qu’on risque d’avoir de moins en moins de boulot. On ne fait plus de bois, par exemple : la SCAC a été absorbée par une boîte de Lorient ; 40 menuisiers au chômage et, pour nous, plus du tout de bois à décharger. On dit: « Il peut y avoir une baisse du trafic. C’est maintenant, tant qu’il y a des bateaux, qu’il faut se bagarrer pour augmenter le garanti. Comme ça, quand il y aura moins de boulot, on travaillera moins et on gagnera quand même notre croûte. » Quand tu leur expliques ça, en assemblée générale, la CGT, ils se grattent la tête. On discute sec. Il y en a qui disent : « c’est des maos », « c’est des anars », « c’est ceci », ou « c’est cela ». Et puis il y a des gars qui pigent bien : des gars qui ont compris certains trucs et qui veulent les faire passer dans la pratique parce que ça améliore leur sort et ça lutte en même temps pour la diminution du temps de travail. On gagne autant d’argent en travaillant moins, tout simplement.

Tu sais les gens, au fond d’eux-mêmes, si tu discutes avec eux, ils seront tous d’accord pour travailler le moins possible ; dans le mouvement ouvrier, ça doit quand même être un objectif, de réduire le temps de travail, mais reste quand même à savoir les moyens pour y parvenir. Avec les copains, on a mené une lutte spécifique à l’entreprise, à partir de certaines particularités, mais il a fallu lancer les syndicats parce que, pour eux, la journée de 8 heures, c’est comme ça, c’est 8 heures pour toujours, ça ne change pas.

Il y a une critique que je voudrais te faire ; vous dites : « On ne voudrait pas que ce livre soit un truc de spécialistes », et moi j’ai peur que votre livre soit justement ça : le côté conclusion et le côté « théorique » serait réservé aux scientifiques, aux « spécialistes », et puis le côté pratique, vidé absolument de tout le contexte général de la société actuelle, réservé aux « manuels ». Ça me parait vachement séparé, votre livre, d’un part il y a les gens qui travaillent, ils disent ce qu’ils font, et puis il y en a d’autres qui écrivent « ça pourrait être comme ça et comme ça... ». Il me semble que ceux qui travaillent, qui se bagarrent dans les boîtes, doivent, dans leur pratique, trouver des moyens de lutte et avoir des idées sur ce que pourrait être le travail, sur ce que pourrait être la société. Pas besoin d’être chercheur pour ça.

Je vais te donner un exemple de lutte qu’on a menée pour diminuer le temps de travail dans les bateaux frigo, des bateaux où on charge du beurre ou de la viande pour l’exportation. Il fait très froid dans la cale, – 15° ou – 20°, même avec des moumoutes on a très froid : je t’assure qu’au bout d’une heure, t’es frigorifié et que le premier quart d’heure, c’est dur. Les patrons avaient donné des augmentations. Mais les gars ont protesté et se sont battus pour réduire le temps de travail, en disant : « une heure sur deux : une heure pour travailler, une heure pour se réchauffer le corps ; ils n’ont qu’à embaucher le double de personnel ». Il y a eu de l’opposition, des responsables qui disaient « mais enfin, ça va pas, c’est pas possible » mais les gars se sont battus énergiquement. Moi je n’étais pas encore sur le port, à cette époque. Ils ont débrayés sur le bateau et ils ont obtenu gain de cause. Maintenant on travaille une heure sur deux. Ça nous fait 4 heures de travail par jour, payées 8 heures. Il y a une équipe qui commence le matin, de 8 à 9. Et puis les gars remontent à 9 heures, ils croisent ceux qui descendent et jusqu’à 10 heures ils font ce qu’ils veulent, ça dépend où ils habitent ; ils rentrent chez eux ou ils vont au café, ça c’est leur problème. Ça fait 2 heures de travail le matin, et 2 heures l’après-midi, et ça permet d’embaucher deux fois plus de monde.

Comme bateaux frigo, il y a aussi les bateaux de thon. Du thon congelé, pêché sur les côtes du Sénégal, qui doit être acheté presque rien. Tu décharges du thon, du thon, du thon ; et à midi il faut que tu t’achètes à manger alors que tu as des quantités fantastiques de thon, tu en vois partout ; tu n’as même pas envie d’en manger mais enfin, tu peux toujours en mettre dans ton frigo, dans ton congélateur, ou en faire des bocaux. Alors on en pique. Ils avaient appelé des gars de « Sécuritas » mais qui n’arrivaient même plus à nous surveiller, ils couraient dans tous les sens. L’acheteur, pour avoir une marge de sécurité, a dit : « Écoutez, vous arrêtez la fauche, je vous en donne un chacun ce soir. » Et on était nombreux.

Pour la viande, c’est des douaniers qui nous surveillent à la sortie. Tu es dans la cale du bateau, tu te fais chier avec le froid ; c’est dur, c’est lourd... Tu te dis que ce bifteck est exporté à 4 F le kilo alors que toi, le midi, tu le paies 35 F le kilo...

Les dockers, c’est une corporation qui a l’habitude de souffrir. On a un cœur gros comme ça ; il y a une fraternité, on est soudés. Moi je ne suis pas pour la violence mais je te le dis franchement, il ne ferait pas bon que les CRS viennent nous empêcher de faire quelque chose sur le port. On ne se camouflerait pas sur le bateau, tu peux être sûr.

À part les bateaux frigo, une revendication qu’on développe sur le port, c’est des horaires réduits pour les travaux nocifs. Ça, on ne l‘a pas obtenu mais on se bagarre. On décharge des bateaux d’ammonitrates, de superphosphates... je ne connais pas bien les noms chimiques, des produits qui servent à faire des engrais chimiques. Ce n’est pas dur physiquement, mais c’est toxique. C’est vraiment mauvais comme tout, ces produits-là : tu as des saignements de nez quand tu y vas longtemps, ça te brûle la peau, tu ne peux pas trop bien te raser. Quand on a protesté, ce qu’ont donné les patrons c’est des primes. C’est toujours bien de prendre l’argent du patron mais enfin avec une prime, tu es toujours aussi empoisonné que sans prime. Alors on a dit : « Il faut travailler par roulement, ça fera travailler plus de monde et puis on travaillera moins. » En début de bateau, t’es peinard, il n’y a pas trop à descendre dans la cale parce que tu as la machine qui travaille à ta place : la cale d’un minéralier elle est au carré, tu vois. Mais à la fin, les parois sont dures, alors tu les fais descendre avec des pioches, ou quelquefois à la dynamite quand c’est trop dur, et puis à la pelle, aux engins chouleurs, aux engins élévateurs. 8 heures là-dedans, c’est trop long, ça ne va pas.

Avec les machines, la mécanisation, tous les progrès de la productivité qu’il y a eu depuis 50 ans, disons depuis 1925, c’est sûr qu’on pourrait travailler beaucoup moins. À partir de 1925, la productivité s’est mise à augmenter de manière faramineuse : avant, pour augmenter la production il fallait plus de bras, on mettait plus de bonshommes au travail ; après, c’est le contraire qui s’est produit, la production s’est mise à croître en même temps que le chômage. D’où la crise de 1929. Et le capital, qui était aux abois, après la crise, a trouvé des palliatifs, alors que les militants ouvriers, eux, n’en ont pas trouvé. Palliatif : la destruction des marchandises ! Il y a eu 303 décrets votés entre 1929 et 1939 pour détruire les marchandises excédentaires. Votés à l’unanimité, députés de droite et de gauche, pour lutter contre une surproduction généralisée qu’ils n’arrivaient plus à éliminer. Et malgré cette augmentation de productivité, les militants ouvriers ont continué avec les mêmes revendications qu’avant la « garantie d’emploi », au lieu de dissocier salaire et emploi et de se battre pour la « garantie de salaire ».

Moi, la mécanisation je suis pour, je t’assure que je préfère qu’il y ait une machine pour faire mon travail parce qu’autrement, le soir, tu sais, il n’y a pas besoin de me bercer, je suis mort de fatigue. Je suis sûr qu’il y a encore beaucoup de choses qui pourraient être mécanisées, ça permettrait d’alléger notre peine, mais on ne le fait pas, notamment à cause du salaire lié à l’emploi : le capitalisme a trop peur d’un grand nombre de chômeurs dont il n’arriverait pas à contenir la révolte.

On fait des bateaux de gueuses en fonte ; c’est vachement lourd, tu as des morceaux qui font 20 kilos, d’autres qui en font 40. On est monté sur la fonte, en haut des cales, on attrape ça à la main, on les balance dans des bennes et ensuite la grue les prend et les vide dans le camion. Toute la journée on est baissé, plié en deux. C’est épouvantable. Le soir, on est d’abord noir de fonte, on ne voit même plus le blanc des yeux, et on est mort de fatigue. Alors la mécanisation, nous on s’est battu pour, pour que le travail ne se fasse plus à la main. Ça a été dur parce que le syndicat proposait toujours de demander des augmentations, ou de diminuer le tonnage pour gagner sa journée. On était plusieurs copains à dire « la revendication, c’est pas l’augmentation, c’est la mécanisation ». Le syndicat : « Oui, mais ça va limiter les emplois. » On a dit : « Si aujourd’hui on est par exemple 20 à travailler sur ce bateau-là, il faudra qu’ils en paient 20, et si 2 suffisent on s’en fout. » On a eu gain de cause : ils ont mis des excavateurs qui attrapent les morceaux et les versent dans le camion directement ; on ne travaille plus à la main mais ils ont conservé tous les salariés, donc on a rien à foutre, on regarde les machines travailler. C’est peut-être pas une solution parce qu’on est encore obligé de venir au boulot, on est là-bas 8 heures sur 8, mais enfin ça ne fait rien, on joue aux cartes, on discute : moi je trouve que c’est mieux qu’avant (rire). Les machines font le même tonnage qu’on aurait fait, elles en font même plus que nous, donc le profit capitaliste est le même. Et c’est un des boulots les plus pénibles qui a disparu grâce à la mécanisation.

Autre exemple : les bateaux de soja. Il y a 15 ou 20 ans, un bateau de soja en graines de 20 000 tonnes restait 3 semaines sur le port et occupait 50 dockers à travailler dessus. Ils faisaient ça à la pelle, mettaient le soja dans une benne, et le soir ils étaient crevés. Aujourd’hui, on décharge un bateau de 30 000 tonnes en... 4 jours, avec 10 dockers. Entre parenthèses, 10 dockers, qui n’ont pas grand-chose à faire, c’est relaxe. Tout le monde veut y aller, aux bateaux de soja. En encore, il paraît que Saint-Nazaire est mal équipé, comme port : on a discuté avec des équipages qui nous ont expliqué le système de chargement et de déchargement au Canada, ils disaient : « C’est rien du tout votre technique, c’est des cuillers à café que vous avez là ! » Alors dis donc, ça doit aller vite là-bas. Ici le bateau est garé à quai devant l’usine. De l’usine partent deux suceuses, deux énormes aspirateurs. Nous on est embauchés, et le premier jour tout ce qu’on a à faire c’est mettre les tuyaux bout à bout, toc, toc, on les visse bout à bout. Le grutier appuie sur un bouton, fait monter sa suceuse, toc ; il l’amène à la cale. La grue prend les fèves de soja, les mets sur une trémie, ça part sur un tapis et ça va dans l’usine où c'est traité. Ça va à une vitesse fantastique. Nous on est embauchés pour que la suceuse ait toujours de la marchandise à prendre, qu’elle ait toujours à manger : quand la cale est pleine, les deux premiers jours, on n’a rien à faire : la suceuse prend partout. Il n’y a que le dernier jour, quand la suceuse arrive à fond de cale, il y a un docker qui est embauché en supplément, il descend avec un engin qui tourne sur place, qui prend la marchandise dans les coins et qui la ramène en tas, et nous avec des balais on nettoie ce qui reste. On n’a vraiment presque rien à faire ; au lieu de 20, 2 bonshommes suffiraient. Évidemment, avec le salaire lié à l’emploi, on ne souhaite pas n’être que 2.

Un autre boulot supermécanisé c’est le blé : il y a un silo de blé qui a été construit récemment ; les cultivateurs, les coopératives amènent leur blé avec leur semi-remorques : ils vident leur benne de camion sur une grille, le blé tombe et il est traité directement dans l’usine. L’usine est ultra-moderne, 3 salariés en tout, et qui sont pratiquement tous les 3 à l’entretien. La camion amène le blé, qui part directement, tac, tac, tout est installé là-dedans, c’est un système entièrement automatisé. Quand il y a un bateau de blé, il se met devant l’usine, exactement comme le soja sauf qu’on charge le blé au lieux de décharger le soja. Comme c’est entièrement mécanisé, on n’a rien à faire, mais le syndicat a quand même réussi à imposer qu’il y ait 3 dockers embauchés par bateau de blé. Le blé arrive du silo sur un pont roulant, dans un tuyau au-dessus de la cale du bateau. Le gars est dans son usine, il voit toute la cale du bateau et avec son bouton il dirige son appareil : il le fait avancer, il le fait se redresser, ils va dans les faux-ponts et tout. Ça va à une vitesse terrible, il peut régler les vitesses, le blé coule et comme il tombe à forte pression il est bien tassé. Une chose qui nous a frappés, quand on était sur les bateaux de blé, c’est qu’il y avait des gens qui étaient là avec un appareil et qui passaient du produit, du bleu de je ne sais pas quoi, partout, sur ce blé qui était propre pour faire du pain par exemple, de façon à le rendre impropre à la consommation domestique ; il fallait que ça ne puisse servir qu’au bétail. C’est pas nouveau, c’est ce qu’on appelle dénaturer le blé. Et il y avait plus de personnel pour dénaturer le blé que pour charger le navire...

« 2 heures par jour », on ne peut pas revendiquer ça, évidemment, mais comme image pour dire qu’on travaille beaucoup trop aujourd’hui, je suis bien d’accord. Seulement ce qui me semble important, c’est de ne jamais vider la réduction du temps de travail de son contexte de lutte. Sans ça tu peux arriver, avec des productivités accrues, à des chômeurs payés à ne rien faire, qui ne pensent plus à rien, des chômeurs qu’on va occuper 24 heures sur 24 avec le développement de l’industrie des loisirs : on leur donnera de l’argent, ils n’auront même plus un moment pour penser. La réduction du temps de travail, si elle n’est pas obtenue par un combat qui préfigure déjà une image de la société future, de la société qu’on veut, elle est vide, vide comme un ballon d’air.

La société que tu veux, elle n’existe nulle part, la mienne non plus, sans ça on ne serait pas à la même table à discuter, hein (rire). Pas plus en Union Soviétique qu’ailleurs. Une société où les revenus soient distribués égalitairement, ça ne me paraît pas pensable de parler de socialisme autrement que comme ça : une société qui conserve la hiérarchie des revenus, les écarts de niveau de vie, permet tout après ; il n’y a pas d’égalité possible entre les hommes s’il n’y a pas au moins une égalité économique au départ.

J’ai étudié un petit peu l’économie capitaliste parce que ça me paraît important, la théorie : c’est vrai, on peut rejeter la connaissance, rejeter le savoir... moi je trouve que ça aide quand même. C’est con d’avoir une théorie vidée de pratique, mais c’est con aussi d’avoir une pratique qui ne mène qu’à des agitations, qui ne débouche que su des échecs : les gars qui ont marché, qui ont suivi disent : « On s’est déjà bagarrés, on l’a eu dans l’os, on ne se rebat plus. » Le capitalisme, c’est la vente à profit : nulle part on distribue la marchandise, partout on la vend. La logique, c’est faire plus de profit : pour faire plus de profit, il faut produire plus. Le capital, c’est un locomotive sur ses rails : il ne peut pas s’écarter, sinon il déraille. Plus de production pour plus de profit, donc plus de productivité toujours, toujours, toujours ; donc plus de chômeurs. De moins en moins de travailleurs produisent de plus en plus de marchandises. La part de production socialement utile, ce qui est utile aux hommes... on ne va pas entrer dans les détails, hein, je sais bien que les besoins ça se discute, mais disons que la production qui correspond aux besoins élémentaires est faite par de moins en moins d’hommes. Le système capitaliste, il n’est pas compliqué du tout : voilà, je suis le système capitaliste, je te fais produire pour vendre avec profit. Je te donne 5 F. Mais ma marchandise, je ne la vends pas 5 F, je la vends 6. Ça fait que j’ai un sixième d’invendable à ceux qui ont produit, c’est tout simple, c’est la théorie de la vente à profit : je t’ai donné 5, je te demande 6, tu ne peux pas acheter que les cinq sixièmes de ce que tu as produit. Et comme la production augmente, le volume du sixième invendable devient considérable. Et son souci principal, au système capitaliste, c’est pas les gauchistes qui font des manifestations dans les rues – ceux-là il y a les flics pour les mater et ils sont assez nombreux – son souci principal, au système capitaliste, c’est de vendre sa part de marchandise, de la transformer en argent. S’il ne la vend pas, il meurt. Il faut donc qu’il trouve des acheteurs, le capitalisme, en dehors des producteurs, eux ils achètent 5, ils n’achètent pas 6. Et encore, ils achèteraient 5 s’il n’y avait pas de hiérarchies des revenus. Comme il y a la hiérarchie, il y en a qui épargnent, ils ont trop (il y en a d’autres qui n’ont pas assez, mais ça, ça ne lui fait rien) – ça fait des invendus. Le capital doit donc trouver des acheteurs pour ses invendables et ses invendus, il ne peut les trouver qu’avec des gens qu’il n’a pas rémunérés pour faire la production...

Je ne sais pas si tu me suis. Sinon tu m’arrêtes, parce que c’est simple, en principe, on comprend. Si c’était expliqué à quelques travailleurs, dans les entreprises, qui veulent comprendre, ça irait plus vite. Sans vouloir faire tout le temps de la théorie, mais il faut en faire de temps en temps : Pelloutier, un Nazairien, écrivait, au siècle dernier « Lettre aux Docteurs du socialisme un samedi soir après la paie », et il leur expliquait les thèses de la grève générale et tous ces trucs-là, ça avait quand même un bon côté. Il faut discuter avec les gars, il faut leur faire confiance, ils ne sont pas cons, ils sont capables de comprendre : on a bien compris, nous...

Donc, pour en finir, le capitalisme a tout un tas de moyens pour trouver des acheteurs. Il y a le crédit : le gens sont payés, mais pas assez pour acheter la marchandise-profit, alors ils achètent à crédit. Est-ce que tu crois, pour prendre un exemple, que l’industrie automobile fonctionnerait s’il n’y avait pas de crédit ? Quels sont les gens qui peuvent payer, avec leur salaire, leur voiture comptant ? Il mourrait, le capital, s’il n’y avait pas de crédit. Et puis il y a les fabrications inutiles. Exemple, la fabrication généralisée des armements : ça permet de distribuer des salaires, ça ne vient pas grossir les marchandises sur le marché ; on n’achète pas un canon, on n’achète pas une bombe. Si aujourd’hui le capitalisme produit des tas de choses inutiles, s’il y a tout cette publicité, s’ils fabriquent du matériel militaire, c’est pas parce que ce sont des salauds, ou des mauvais dirigeants, c’est pas pour faire chier les gens, c’est parce que le capital, pour vivre, ne peut pas faire autrement, sinon il se fait hara-kiri. Si on demande au capital de ne plus faire de fabrications militaires, de supprimer la publicité, où va-t-il trouver les acheteurs, lui, pour sa part de production qui correspond au profit ? Ça distribue des salaires, tous ces travaux-là, c’est ça qu’il ne faut pas oublier. Tout ça, tout ce que je t’explique, je le vois dans ma pratique. Je vois, par exemple, pourquoi on fait de l’exportation ; si on ne faisait pas d’exportation on travaillerait beaucoup moins, et le capital serait condamné. Je vois ici, sur le port de Saint-Nazaire, tous les travaux inutiles qu’on fait : on ne travaillerait presque plus, sur le port, si au lieu de produire pour le profit, on produisait pour les besoins des gens.

Par exemple, l’essentiel de notre travail sur le port en ce moment, si tu réfléchis bien, ça vient d’une organisation du travail complètement inutile, c’est simplement l’exploitation internationale du travail : Citroën a une usine à Rennes ; ils chargent des immenses remorques pleines de pièces détachées, qu’ils envoient sur le quai à Saint-Nazaire, des pièces détachées de 2 CV, de GS, etc. Un bateau vient d’Espagne, de Vigo, on décharge les remorques vides, on le charge à plein, une soixantaine de remorques, ça occupe presque tous les dockers en ce moment. En Espagne, il y a une chaîne de montage Citroën, avec de la main-d’oeuvre à meilleur marché, et les cars-ferries Vigo-Saint-Nazaire nous ramènent des 2 CV toutes faites ; on les descend, et on les stocke dans un immense parc à voitures, des milliers de voitures. Ça n’arrête pas. Et à faire ça toute la journée, on se pose des questions. C’est pas que ce soit inutile une voiture, surtout une 2 CV, ici il n’y a pas d’embouteillages et on trouve que ça sert, une voiture. On est contents, parce que ça fait du boulot, donc des salaires ; et des boulots faciles : on part du bateau on conduit la voiture le long du quai jusqu’au parking. Mais ensuite, on ne revient pas à pied, ça fait trop loin. C’est pas que les patrons veulent économiser la fatigue de nos jambes : simplement ça mettrait trop de temps pour décharger le bateau. Alors tu sais ce qu’ils font, ces gentils patrons ? Ils nous paient un taxi ! On a une DS, un beau taxi, qui nous suit à vide quand on conduit la voiture et qui nous ramène au pied du bateau ou même, à la fin, jusqu’à la cale.

Transporter des voitures en quantité comme ça, c’est quand même un boulot incroyable, on se dit quand même que ça ne va pas. Les gars, la première question ils se la posent de cette façon-là : « Qu’est-ce qu’ils foutent de toutes ces bagnoles ? Et en voilà encore ! Mais putain, qu’est-ce qu’ils foutent de toutes ces bagnoles ? » On en discute, on se dit : « Tu te rends compte le boulot qu’on fait ! Les pièces détachées construites à Rennes, ils vont faire faire les bagnoles en Espagne où la main-d’oeuvre est meilleur marché, elles reviennent en France... et sont peut-être bien rechargées à Rouen pour être réexportées à l’étranger. » C’est pas avec ça qu’on va le réduire, le temps de travail !

Finalement le plus important pour la réduction du temps de travail c’est « que faire face aux licenciements ? ». Que doivent faire les licenciés ? Ce qu’on pense, nous, c’est qu’avec le chômage qu’il y a – et si on supprimait toutes les productions inutiles, il y en aurait plus ; les travailleurs inutiles, c’est des chômeurs camouflés –, il faut se battre pour des revendications comme « salaire garanti aux ouvriers licenciés » « partage du travail utile entre ouvriers licenciés et ouvriers non-licenciés ».

« Salaire garanti aux ouvriers licenciés », ça paraît toujours utopique, mais on peut trouver des tas de mots d’ordre justes : « On ne veut pas être victimes des avatars du capitalisme – la production, le profit, vont se faire sans nous, alors, qu’on nous donne notre part de production ! » Tout le monde la combat, cette revendication du salaire garanti, parce que personne ne veut dissocier le salaire de l’emploi. Et surtout pas les syndicats : tu comprends, les travailleurs qui sont virés de la production, ils sont perdus pour la lutte syndicale. Mais cette liaison du salaire à l’emploi, c’est un principe essentiel du capitalisme ; la « garantie de l’emploi », en fin de compte, c’est une revendication qui rive le salaire à l’emploi, qui aménage le capitalisme, qui va dans le sens de la survie du système : moi j’ai vu, dans les manifestations à Saint-Nazaire, des banderoles syndicales : « Messieurs les Ministres, débloquez des crédits pour Corvette et Concorde », autrement dit, donnez des subventions à nos patrons pour qu’ils continuent à nous exploiter... Je suis allée discuter avec les gars de Lip – c’est pas pour les critiquer, ils ont fait du bon boulot – mais ils se battaient pour la garantie de l’emploi : résultat, ils n’ont pas critiqué la fabrication d’armements, ni la hiérarchie des revenus, les paies sont restées hiérarchisées pendant le conflit. On peut critiquer les gaspillages, ce qui est consommé d’inutile, etc., mais il vaut encore mieux critiquer ce qui est produit. Et pour critiquer ce que est produit, il ne faut pas que le salaire soit lié à l’emploi. Tu vois, si on est licenciés, suppose qu’on ait notre salaire garanti, on va dire « maintenant qu’on a notre salaire garanti, on ne veut être réemployés qu’à des emplois socialement utiles ». Si c’est pour être licenciés d’un travail utile et réemployés à la fabrication d’armements, vaut mieux rester à ne rien faire, tu ne crois pas ? Ça c’est une bataille d’envergure, quand les salariés seront capables de mener cette lutte-là, ça sera intéressant. C’est comme ça qu’on pourra diminuer le temps de travail, pas autrement. Ça te paraîtra peut-être théorique, mais comme je ne voulais pas que ça soit un truc de spécialistes (rire)... c’est pour te montrer qu’il y a quand même des manuels qui ont des idées.

POST-SCRIPTUM.

Je ne voudrais pas faire de la propagande, mais ça serait malhonnête de ma part d’expliquer des idées sans dire que je ne suis pas seul à les développer. Ces idées ont leur origine dans un travail collectif fait par des Groupes de salariés pour l’économie distributive (GSED). Elles s’expriment dans un petit mensuel ronéoté, l’Intersyndicaliste, 11 rue Saint-Vincent-de-Paul, 13004 Marseille.

G. D.


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