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Travailler 2 heures par jour

Chapitre 5 : J'ai commencé le boulot à 14 ans, en 1928, comme apprenti serrurier


Chapitre 5 : J'ai commencé le boulot à 14 ans, en 1928, comme apprenti serrurier

 

On travaillait du lundi matin au samedi soir, 12 heures par jour l'été, 10 heures l'hiver parce que l'électricité coûtait trop cher : on arrêtait quand il faisait noir. Les jours où l'inspecteur du travail était signalé dans le pays, au lieu de faire 10 ou 12 heures on ne faisait que 8 heures mais ça n'arrivait pas souvent : une fois par an.

Une des choses qui me frappent quand je réfléchis à tout ça, c'est que, dans ce temps-là, les gens avaient une joie de vivre. Est-ce que c'est parce que j'étais jeune ? Quand je réfléchis bien, c'est pas seulement ça, parce que les adultes étaient comme moi. On avait sûrement une vie beaucoup plus occupée, beaucoup plus astreinte au travail, beaucoup plus rudimentaire. Le chauffage central, on ne savait pas ce que c'était : jeune homme, j'ai toujours couché dans une chambre qui n'était pas chauffée, même quand il y avait de la neige. Le repas, on se contentait d'un seul plat, une ratatouille de légumes, avec de la viande quand il y en avait, du fromage, et comme fruits, les fruits du jardin quand il y en avait. J'avais 14 ans quand j'ai mangé ma première banane, c'est une cousine plus âgée que moi qui me l'avait payée.

On prenait la vie différemment. Les gens avaient une façon de savoir se distraire que l'on trouve rarement maintenant. Aujourd'hui, avec les histoires d'horaire, de pointage, la vie de travail est absolument abrutissante et les hommes, même quand ils sont sortis de leur boulot, en subissent la pression. Ils n'ont plus la liberté d'esprit qui leur permettait de profiter de la vie, de jouir de tout ce qu'ils ont autour d'eux. Autrefois, malgré des heures de travail plus longues, l'homme vivait pour sa famille, dans son quartier, il s'y sentait intégré, on le connaissait. Je me rappelle quand j'étais jeune, avant 36, les fêtes de quartier : on sortait de l'atelier, le soir, vers 8 heures, en bleu parce qu'il n'y avait même pas de lavabos pour se laver. On prenait de l'eau dans un réservoir et on se lavait les mains. Mais quand le patron nous voyait, on se faisait engueuler parce que cette eau-là servait pour alimenter le poste de soudure, pour dissoudre l'acétylène, et comme il restait du savon autour du seau, ça mettait du savon dans le réservoir. Le mercredi, c'était le jour du marché, il y avait des marchands de chansons qui chantaient leurs chansons, tard le soir sur la place du marché : on descendait, on allait voir les vendeurs de chansons, on apprenait la chanson avec eux, et tout le populo qui était là autour chantait. On ne voit plus des trucs de ce genre-là : maintenant on a la télé et des disques qui nous cassent les oreilles. Pourtant il était tard, on n'avait pas mangé... ça prouve qu'il y avait autre chose que le boulot qui comptait, on savait, dès que le boulot était terminé, s'évader vers autre chose. Alors que maintenant les gens sont conditionnés par leur travail d'une façon abominable.

Dans la serrurerie où j'étais, le patron n'aimait pas ça mais, dès qu'il était parti, on chantait, on chantait pendant le boulot : il y en avait un qui entonnait une chanson et la quasi-totalité des ouvriers reprenait. Dans une boite, maintenant, je ne vois pas qu'on se mette à chanter pendant le boulot ! Il faut dire que l'organisation du travail était beaucoup plus libre : on avait à faire une porte métallique, ou un escalier, ou une fenêtre, on prenait notre travail de A jusqu'à Z, on réfléchissait notre travail, on le pensait.

Dans beaucoup d'ateliers, à l'occasion des 20 ans, ou du mariage d'un copain, il y avait une petite fête entre copains dans l'atelier. Maintenant, ça ne se fait plus ; on fait quelquefois un cadeau, et même ça, ça se perd de plus en plus. Le cadeau encore, c'est rien, mais la petite fête : on allait au café d'à côté, on passait la soirée ensemble pour un anniversaire, un mariage, un événement quelconque dans la famille. C'était ressenti collectivement dans la boite. Maintenant, chacun n'a plus qu'une hâte c'est de rejoindre son dortoir, parfois après des heures de transport impossibles. La vie des banlieusards, c'est de la folie.

Je réfléchis en me disant : « Pourquoi le monde est-il triste maintenant ? Pourquoi le monde ne sait-il plus de distraire ? » Parce que notre vie est beaucoup trop complexe. Une vie d'homme est devenue d'une complexité invraisemblable, surtout si vous voulez avoir une famille, des enfants : lorsqu'on additionne les uns sur les autres les problèmes de l'école, les problèmes de la santé, les problèmes de l'orientation de vos enfants, la Sécurité sociale, les allocations familiales, les caisses de chômage... Toute cette complexité des législations : les allocations-chômage, les feuilles d'impôts, les factures de l'EDF, je me demande si ça n'est pas inconsciemment voulu : notre société est organisée comme ça, pour enlever la responsabilité aux gens. Regardez, maintenant on donne la possibilité aux sociétés d'eau, d'électricité, aux impôts, de prélever automatiquement sur notre compte chèque : les gens abandonnent complètement le contrôle de ce qu'ils versent. Les trois quarts des gens ne vérifient rien : ils paient. C'est fait pour que le commun des morts ne s'y retrouve pas. Les travailleurs manuels, les gars qui sont abrutis par leur boulot, à qui l'organisation du travail a enlevé les possibilités de réfléchir, les vieux, les gens les plus malheureux de notre société, ce sont encore eux qui subissent le plus toutes les erreurs de ces systèmes, c'est eux qui en font les frais. Un cadre, lui, peut trouver des relations, des gens pour l'aider à comprendre, à analyser une feuille d'impôts ou une facture de l'EDF. Mais un ouvrier : à quel moment aller trouver le percepteur ? Comment faire des démarches ? Comment même réfléchir ? Comment faire face par exemple aux problèmes de l'école, de l'orientation des enfants ? De la santé ? Sinon s'en remettre à la fameuse médecine classique qui bourre les gens de médicaments...

Autrefois, la vie était quand même relativement plus simple. D'ailleurs, hélas, quand j'étais très jeune, il n'y avait pas d'électricité, l'eau on l'avait à la pompe du quartier et puis les impôts, on ne gagnait pas assez pour en payer, tous ces problèmes n'existaient pas. L'industrie principale, dans la ville, c'était le textile, les trois quarts des gens allaient travailler dans le textile parce qu'il n'y avait pas de débouchés ailleurs. Et dans les familles nombreuses qui étaient logées dans le cités ouvrières les enfants étaient obligés d'aller travailler à l'usine de textile, c'était obligatoire. Un copain d'école qui habitait une cité ouvrière avait commencé comme apprenti quincaillier : au bout d'un mois les patrons de l'usine sont venus à apprendre que le fils d'un type qui logeait dans une cité ouvrière n'était pas entré à l'usine, eh bien, il a été mis en demeure par le patron : que son fils réintègre l'usine le plus vite possible, sinon il avait deux mois pour quitter son appartement.

 

Je ne vais pas vous raconter le détail de ma vie. Après serrurier, j'ai travaillé entre autres comme polisseur de cuillers et fourchettes. Je travaillais à mes pièces, c'était un travail absolument abrutissant, et malsain : les cuillers étaient en un mélange d'étain et de plomb ; comme il fallait les meuler il y avait de l'émeri dans nos meules, plein de poussière, et des copains avaient des coliques de plomb. J'ai préféré partir. J'ai été 5 ans mécanicien dans une usine de textiles. Et ensuite pendant 10 ans permanent du mouvement populaire des familles. C'était une organisation ouvrière qui souhaitait faire, pour la famille ouvrière, le travailleur en dehors de son milieu de travail, l'usager, ce que le syndicat fait dans le milieu de travail : prendre en main sa destinée. Ça a été une vie passionnante, on a fait des trucs formidables. Par exemple la culture collective. On était une dizaine de copains, on a parlé de cette histoire de culture collective, on a lancé une convocation dans la ville et on a fait une réunion : il y avait peut-être 150 personnes. On a exposé nos projets : faire réquisitionner des herbages, des terrains, et puis prendre en charge nous-mêmes, ouvriers, globalement, la culture : retourner le terrain, semer, récolter. C'étaient des ouvriers, la plupart n'avaient jamais fait ça. À la réunion, les gens ont posé la question : « Qui est-ce qui fera ça, et ça ? — Eh bien c'est vous ; c'est nous tous ensemble. » Les gens disaient « mais c'est de la folie ». Après tout un après-midi de discussion il y en a quelques-uns qui ont accepté. On a demandé à la préfecture de réquisitionner des terrains. Une dizaine de terrains, 52 hectares en tout. Les terrains ont été répartis aux quartiers les plus proches. Les quartiers, on leur a demandé de se réunir, de désigner les responsables de champ, un comité de 7 ou 8 personnes qui organisait les corvées pour son champ après l'usine. Toutes les corvées de labour, de plantation, de chasse aux doryphores, le buttage des pommes de terre, la récolte, tout ça se faisait par organisation de champ. Il faut dire qu'on a bénéficié d'une période favorable si l'on peut dire : c'était la guerre. Il y avait pas mal de chômage dans le textile, le coton n'arrivait plus d'Égypte et d'Amérique, on nous faisait travailler une semaine 28 heures, l'autre semaine 32 heures. Les corvées n'étaient pas organisées obligatoirement le même jour, c'étaient les gars qui se débrouillaient. Souvent c'étaient les jours de chômage. Comme c'était la guerre, les organisations syndicales étaient supprimées, c'était Pétain avec sa charte du travail et tout le bazar, alors il y avait beaucoup de militants qui étaient disponibles. Mais il y avait aussi des gens du peuple qui n'avaient jamais pris de responsabilité avant, qui ont accepté d'en prendre.

La première année, il nous fallait de l'argent pour acheter des semences, des engrais, etc., on a eu un emprunt de 200 000 francs (des francs de 1941 !). Un notaire avait fait casquer le principal patron de la boite de textiles. Comme il s'était permis de faire des critiques, ce type-là, la deuxième année on n'a pas voulu de ses 200 000 francs, on a dit « qu'il se les garde », on lui a remboursé et on a demandé de l'argent aux gens qui avaient bénéficié de la première récolte, qui avaient vu un résultat.

Les critiques du patron, c'était à propos d'un comité de champ qui ne marchait pas bien. C'était souvent dans les quartiers des cités ouvrières, où les gens étaient secourus par les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul ou le service social du PSF, que les gens prenaient le moins facilement leur responsabilité. Alors plutôt que d'aller faire le boulot à leur place, un champ de haricots secs, on a décidé de le laisser pourrir. Mais laisser pourrir un champ pendant la guerre... le patron nous a critiqués. On lui a dit : « C'est vous avec vos dons, votre assistance gratuite qui avilissez les ouvriers : si les gens savent que d'autres vont aller faire le boulot, ils ne le font pas. » Il nous a dit : « Mais les enfants ? » On a répondu que pour les enfants, il importait beaucoup plus de leur donner une image de vie où on apprend à prendre ses responsabilités que de leur donner à manger gratuitement !

On partait de ce raisonnement que, dans tous les domaines, consommation, logement, etc., les ouvriers devaient prendre en main leur sort — et que les militants devaient se révéler à cette occasion-là. Par exemple on faisait des enquêtes sur les budgets ouvriers, mais faites par les familles ouvrières elles-mêmes. On a fait ça en Afrique du Nord, où j'ai été 4 ans pour le MPF. Quand on a été porter ces budgets à l'Assemblée algérienne les gens, qui étaient pourtant des réactionnaires, ont été soufflés devant le boulot qui était fait. Des machins par l'INSEE et tout le bazar, on peut les contester ; quand c'est nous autres qui avons fait les choses et parlons de la vie, on ne peut plus les contester. Les enquêtes sur les conditions de logement, ce sont les gens qui vivent dans le milieu, qui subissent les conditions, qui sont les mieux placés pour les faire : ils sont les meilleurs interprètes pour parler de leurs problèmes.

Combien de gens ont dit, quand il s'agissait de leur confier une responsabilité « moi je n'en serai jamais capable » ! Les gens, très souvent, ne se sentent pas capables quand on leur parle théoriquement d'une tâche : pour les mettre en route, il faut leur donner du travail concret, à leur mesure, dans leur milieu de vie. À ce moment-là ils pensent leur problème, ils voient leur problème. Mais ce qu'il y a de terrible dans l'organisation du travail : pourquoi les gens ne réfléchissent plus, pourquoi ne prennent-ils plus de responsabilités ? parce qu'on leur mâche tout, même les choses les plus simples. Même souvent, les ouvriers savent beaucoup mieux que les gens qui leur donnent des ordres, seulement ils n'ont pas le droit, il n'y a pas d'endroit où ils peuvent mettre en valeur leur intelligence, ils sont habitués à ce qu'on leur enlève toutes leurs responsabilités. C'est effrayant de voir comment l'organisation du travail ne tient pas compte de l'homme, et de son intelligence. Alors l'intelligence, comme elle n'est plus habituée à travailler, elle devient paresseuse. Il y a des gens qui finissent par ne plus avoir aucun intérêt à rien parce qu'on ne fait plus appel à leur intelligence.

Les choses se font, les trois quarts du temps, sans demander l'avis des travailleurs. J'ai vu un patron, un directeur de service, bien intentionné : des gars travaillaient à la chaîne ; un beau jour il lui est venu dans l'idée, à lui, de changer, d'alterner les postes de travail, pour que les types ne fassent pas toujours le même boulot. Eh bien les types n'étaient pas contents, pour la raison essentielle qu'on ne leur avait pas demandé leur avis. Pourquoi est-ce qu'on n'a pas demandé l'avis des ouvriers ? Pourquoi vouloir faire le bonheur des autres soi-même ? Le bonheur, c'est quelque chose de très relatif, qui varie avec les hommes : vous, vous serez content d'écrire une belle page ou d'écrire un beau truc, moi je serai bien plus heureux de faire une fenêtre ou de faire un panneau. J'ai travaillé, non pas à la chaîne mais aux pièces : je me suis aperçu que, quand on maîtrise bien le travail manuel qu'on a à faire, on a la liberté de sa tête. Ayant la liberté de sa tête, on peut penser à autre chose, on peut trouver un dérivatif à l'ennui du boulot. Or, si on vous change votre travail comme ça, surtout sans que vous l'ayez demandé, à ce moment-là, votre tête n'est plus libre, il faut se réadapter à la nouvelle tâche matérielle qui en elle-même est abrutissante. Et les premiers moments du travail, il faut faire attention si vous ne voulez pas vous faire coincer les pattes, et si vous voulez acquérir une certaine rapidité.

La première démarche, ça serait de demander l'avis de l'ouvrier. Et demander l'avis de l'ouvrier qu'est-ce que c'est en définitive ? C'est pas tellement lui demander son avis comme lui rendre sa dignité d'homme. Pour la classe ouvrière, c'est essentiel. Il n'y a pas de gain qui soit bon, qui soit vrai si ce n'est pas quelque chose qu'on a vraiment voulu, qu'on a vraiment manifesté comme besoin. Sinon c'est du plaquage, des choses qui tombent à côté.

Quand je suis rentré d'Afrique du Nord, j'ai été pendant 8 ans de ma vie contrôleur social de la main-d'œuvre nord-africaine au ministère du Travail. Et puis est arrivée la guerre d'Algérie. Dans notre vie privée, on a beaucoup milité pour l'Algérie parce qu'on avait des liens d'amitié quand on vivait là-bas, qu'on avait continué à entretenir. La vie n'était plus possible, pour moi, travailler ici dans l'administration française dans le milieu nord-africain. J'ai quitté ce boulot et je suis entré dans une ASSEDIC, une caisse complémentaire de chômage.

Là, j'ai connu le problème des gens qui sont privés de travail, des chômeurs. J'ai eu des confidences de gens qui me parlaient de leurs problèmes de travail, de la façon dont ils l'avaient perdu, de leur désarroi. Dans la plupart des cas les gens sont absolument asservis à leur travail, et une fois qu'ils sont privés de leur travail ils ont l'impression d'être complètement désemparés, ils ne savent plus quoi faire. Quand ils quittent une entreprise, les cadres encore plus que les travailleurs manuels sont complètement perdus parce que toute leur vie ça a été leur travail ; ils ne vivaient que pour leur boulot. J'ai rencontré de nombreux cadres de plus de 60 ans, entre 60 et 65 ans, qui auraient pu vivre facilement avec les 70% de leur salaire que leur assurait la garantie de ressources, et qui ne pouvaient pas s'y résoudre parce qu'ils avaient le sentiment qu'étant en garantie de ressources ils étaient inutiles, qu'ils étaient des poids morts dans la société.

Surtout, ils avaient tellement été conditionnés par leur travail qu'ils ne pouvaient plus envisager l'organisation de leur vie autrement. Il y a des gens qui, sans le travail, ne peuvent plus vivre ; ils n'ont jamais pensé aux loisirs, à la façon dont ils pourraient occuper leur temps, aux services qu'ils pourraient rendre dans la société. La retraite à 65 ans, c'est beaucoup trop âgé ; il faut prendre la retraite plus tôt, de façon à avoir le temps de se reconvertir. À 65 ans, quand on est usé physiquement et moralement par le travail on n'a plus les ressources nécessaires pour repenser une autre vie. Il faut y penser étant jeune, il faut partir en ayant encore des moyens physiques et intellectuels de façon à être capable de refaire l'effort nécessaire pour recommencer une nouvelle vie. Cesser le travail, ce n'est pas le début de la tombe.

J'ai connu un homme qui était directeur du département Diésel dans une grosse boîte de la région parisienne, il a perdu son poste, à l'âge de 55 ans. Sa femme était morte, il vivait avec sa mère qui s'occupait de ses jeunes enfants. Cet homme a été chômeur 6 mois, il ne l'a jamais dit à sa mère. Pourquoi ? Parce qu'être chômeur, dans un certain monde, c'est une tare, c'est quelque chose qu'on cache. J'ai connu des hommes mariés qui ne disaient pas à leur femme qu'ils étaient chômeurs : ils quittaient la maison tous les matins à l'heure où ils allaient au travail précédemment et ils revenaient le soir à la même heure. Pendant la journée ils cherchaient des places, ils s'occupaient, mais ils ne le disaient pas, ils le cachaient, comme une honte. Il y a des gens que j'ai connus, chômeurs, qui se sont suicidés. Pour l'homme de 1976, être chômeurs qui deviennent malades. Il y a, certes, le problème des ressources mais je ne crois pas que ça soit l'essentiel : l'essentiel, c'est le désarroi. Plus le degré de responsabilité était important dans l'entreprise, plus le désarroi est grand. Il est plus facile à un manœuvre de retrouver du boulot quand il a un certain âge, par exemple quand il a dépassé la cinquantaine qu'à un cadre. Si le travailleur manuel a conservé ses muscles disponibles il retrouvera assez facilement du boulot. Alors qu'à partir de 45 ans, vous êtes vieux quand vous êtes cadre dans notre société.

J'a vu des anciens patrons qui se trouvaient licenciés : patrons d'une boîte qu'ils avaient lancée et qu'ils avaient ensuite organisée en société anonyme : ils avaient fait appel à des capitaux, souvent des capitaux étrangers ; leur boîte était rachetée, ou fusionnée ou absorbée ; six mois après ils n'étaient plus patron mais simple salarié, directeur de bureau d'études ou des choses de ce genre-là ; et au bout d'un an ou deux ils étaient licenciés. Maintenant c'est le pognon qui dirige les boîtes, il n'y a plus de mystère. Ça a toujours été comme ça mais avec plus ou moins de vigueur et de rigueur. Même les patrons français maintenant, quand vous discutez avec eux, vous disent que les patrons américains ou anglais ont un mépris pour l'homme que d'après eux, peu de patrons français ont. Moi je trouve qu'il y en a beaucoup qui ont ce mépris-là, parmi les patrons français... le patron français qui subit le capitalisme américain pense que c'est impitoyable parce que c'est lui qui le subit mais les ouvriers français, depuis longtemps, eux, subissent le patron français et ils savent qu'il n'a pas le cœur tellement tendre.

Une chose dont j'ai souffert dans toute ma vie professionnelle, c'est d'être obligé de dépendre de patrons qui vous regardent comme des êtres inférieurs, qui ne tiennent absolument pas compte de votre personnalité : vous n'avez d'intérêt pour eux que dans la mesure où vous leur servez ; soit à gagner de l'argent ; soit à se glorifier en parlent de leur maison ou de leur service qui fonctionne bien. Mais on sent qu'en dehors de ça vous n'avez aucun intérêt. Personnellement je n'ai pas eu un seul patron qui ait une autre notion de mon travail, de ma personne. Ou si j'en ai rencontré, c'était à l'extérieur de leur travail : je n'étais pas leur salarié. Comment se seraient-ils comportés si j'avais travaillé sous leurs ordres ? Je dis souvent : « Pour connaître quelqu'un vraiment, il ne faut pas le connaître seulement comme ami, ou en dehors du travail ; il faut le connaître lorsqu'il est ton chef, lorsque tu en dépends ; là tu peux apprécier un homme et savoir exactement ce qu'il vaut. »

Je me rappelle, quand j'étais mécanicien dans une usine de textile, un jour le directeur m'appelle : voilà, il y avait une machine qui fonctionnait d'une certaine façon et il voulait que cette machine sorte un autre modèle de produit. Il me dit : « Vous allez faire telle et telle transformation à cette machine pour qu'on arrive au résultat cherché. » Je mets en œuvre ce qu'il m'avait dit, je prépare la machine suivant ses données. Quand c'est terminé je vais pour trouver le directeur. Au bureau, on me répond qu'il est absent pour plusieurs jours. Je me trouvais devant l'alternative : ou me tourner les pouces pendant plusieurs jours, ou continuer, faire des essais avec cette machine, voir si ça marchait. Je fais des essais, le résultat est catastrophique. D'ailleurs je m'en doutais. Voyant que les effets étaient négatifs, je repense le problème, je refais les transformations à la façon dont je les concevais. Je refais les essais, les essais sont concluants. Entre-temps le patron était rentré. Je vais le trouver dans son bureau, je lui demande de venir voir. Et comme un imbécile, en route (il y avait assez loin entre son bureau et la machine où j'avais fait le travail), je lui explique que j'avais fait comme il m'avait dit mais que les essais n'avaient pas été concluants et que j'avais revu le problème. Je n'aurais jamais dû dire ça. Pendant que je lui parlais, je voyais qu'il triturait le bouton de sa veste. (C'était une habitude de ce directeur, quand quelque chose ne lui plaisait pas il triturait le bouton de sa veste.) Je ne voyais pas ce qui ne lui plaisait pas. Quand j'a eu fini il m'a dit : « Eh bien vous saurez qu'ici c'est moi le patron, on fait ce que je dis. Un point c'est tout. » Voilà. Voilà les patrons : il était malade parce que moi j'avais trouvé la solution que lui n'avait pas trouvé.

Finalement, je n'ai eu qu'une hâte, c'est de pouvoir me libérer du travail, devenir vraiment libre : libre c'est-à-dire ne plus dépendre de gens qui ont sur vous des moyens de contrainte, qui vous utilisent et qui vous pressurent pour leur service à eux et qui n'ont aucun souci de votre personnalité. Il faut dire que je n'ai peut-être pas été gâté : par exemple mon dernier patron était un drôle de type. Il ne connaissait pas le travail et était parvenu à ce poste par son baratin ; une seule chose l'intéressait : manipuler les hommes. Il était jaloux de ses cadres et il les changeait souvent de poste, obtenait la démission de certains en leur refilant de bonnes indemnités de licenciement ou, pour d'autres, leur enlevait toutes leurs responsabilités : ils continuaient à toucher leur paie, ils gagnaient même davantage à l'occasion, mais ils n'avaient rien à faire, il leur avait supprimé les tâches qui étaient les leurs avant. Deux d'entre eux se sont tellement déprimés à ce régime que dès qu'une maladie est arrivée leur organisme n'a pu y résister, ils sont morts. « La meilleure façon de tuer un homme... » J'ai subi moi-même les mêmes difficultés mais, heureusement pour moi, les personnes à qui le patron donnait mes responsabilités n'étaient pas aptes à les prendre car il s'agissait de questions techniques, elles venaient me voir à l'insu du directeur ou me téléphonaient, ce qui me gardait un certain intérêt au boulot. J'ai subi ce traitement pendant 20 mois. J'ai vu le directeur arriver dans un couloir où on ne peut se croiser sans se frôler : à deux mètres il s'aperçoit que c'est moi qui arrive, il tourne les talons et repart dans son bureau. Je l'ai vu entrer dans un bureau où j'étais avec quelqu'un, un type qui m'avait demandé de venir l'aider : il ouvre la porte, il me voit, il ressort en claquant la porte, retourne dans son bureau et téléphone au type avec lequel j'étais pour lui demander d'aller le voir. Le pire c'est que ce patron n'est même pas un patron capitaliste ; ce n'est pas la soif d'argent qui le rend ainsi mais une soif de domination, de considération. Or, c'est un organisme paritaire, géré par les syndicats patronaux et ouvriers. Aussi bien le conseil d'administration de cet organisme que le syndicat auquel appartient ce type sont parfaitement au courant de la situation, mais il y a tout un jeu de protections et de manigances. Cela entache bigrement les perspectives d'autogestion.

Ma santé s'était altérée de la vie que le patron me faisait : je suis arrivé à faire de la dépression, j'ai eu des histoires cardiaques, des histoires de prostate, qui étaient d'ordre psychologique. Ma doctoresse me disait que je ne pourrais me rétablir vraiment que si je quittais le boulot. Mon patron aurait été assez content de se débarrasser de moi mais, à cause de la législation, il ne pouvait pas me licencier avant un certain temps. Alors, il m'a travaillé au corps pour me demander si je souhaitais prendre ma retraite à 60 ans. Je lui ai répondu que prendre ma retraite à 60 ans n'était pas possible compte tenu du taux de cette retraite (si je la prenais à 60 ans elle aurait été réduite de moitié). Mais je lui a dit que cependant, j'accepterais d'être licencié à 60 ans pour bénéficier de la garantie de ressources de 60 à 65 ans, ce qui me donnait une allocation égale à 70% de mon salaire brut. C'est ce qui s'est passé. Évidemment ça me fait une diminution de salaire de 30% mais combien je les abandonne avec plaisir, avec satisfaction, en pensant que maintenant, le matin, je suis libre, j'organise ma vie et mon travail comme je veux. J'ai du travail, j'en ai par-dessus la tête parfois, mais c'est mon travail et je n'ai pas à subir les contraintes de quelqu'un. D'ailleurs, avec ma femme, il y a longtemps qu'on souhaitait vivre ensemble : je disais souvent, quand j'étais au boulot, « je me suis marié avec une femme que j'aime, mais je passe plus de temps avec mes collègues que je n'ai pas choisis ». C'est vrai qu'au début, le travail, ça m'a manqué. Je me demande en définitive si ça n'est pas, quand on s'analyse bien, une espèce de petit orgueil qu'on a chez soi : un boulot qu'on connaît bien, qu'on maîtrise bien... Moi je n'ai que mon certificat d'études, je n'ai jamais poussé mes études plus loin, mais j'ai eu l'occasion de me former personnellement et d'avoir une certaine notoriété dans mon boulot : on m'a même demandé d'aller aider à la mise en place d'une télégestion nationale, en province. J'ai vraiment l'impression d'avoir œuvré utilement dans cette partie. Alors quand, du jour au lendemain, vous quittez toutes ces relations du milieu de travail, c'est assez pénible. On se réveille le matin et puis on se dit « ben c'est le pas tout, faut te prendre par le poignet, là, tout seul, et puis organiser ta vie ». Il y a eu pendant disons 2 ou 3 mois, un peu de désarroi mais je crois que, quand on le veut, on retombe facilement sur ses pieds. Pendant ces 2 ou 3 mois j'ai été sollicité par l'organise national dont dépendait mon entreprise pour reprendre du boulot, et puis je me suis dit « non, t'as 60 ans passés, c'est complètement ridicule » ; je leur ai répondu : « Ça fait 46 ans que je travaille je crois qu'il est temps que je laisse ma place à un autre. » Mais j'ai l'impression que plus les gens travaillent vieux, plus ils ont de difficultés à dételer. Plus les gens sont âgés, plus leurs moyens diminuent, moins ils s'en rendent compte, et plus ils veulent rester au boulot. Une espèce de griserie de l'autorité, de la personnalité, le plaisir de se sentir quelqu'un... C'est un mal de notre société, peut-être.

Une des chances que j'ai eues, c'est de pouvoir maintenant, après avoir vécu la vie comme je l'ai vécue, avec parfois des choses passionnantes, revivre une nouvelle vie dans la liberté. Remarquez, tout ça c'est un peu grâce aux conquêtes ouvrières. Alors je serais heureux si les travailleurs pouvaient être un peu moins asservis. Et quand je parle de des travailleurs, je ne parle pas seulement de ceux qui travaillent à la chaîne : il y a des travailleurs qui se figurent ne plus être des travailleurs mais qui sont quand même des travailleurs. Ils sont esclaves du système. Vous avez un tas de types, des cadres à un très haut niveau, qui se figurent qu'ils maîtrisent la société alors qu'ils ne la maîtrisent pas du tout. Personne ne maîtrise cette société, c'est ça qui est terrible. D'ailleurs, on se demande si ces supranationales ont des têtes d'homme pour les diriger, on se demande si les hommes même qui participent à faire fonctionner le truc ne sont pas, les uns et les autres, prisonniers, inconsciemment, d'un système.

Les syndicats ? J'ai été moi-même militant syndicaliste, j'avais des responsabilités. Je ne veux pas critiquer les organisations syndicales en tant que telles parce que sans le mouvement syndical, on ne sait pas où en serait la classe ouvrière maintenant.

Les travailleurs lui doivent beaucoup. Mais malheureusement, avec la complexité de notre société, et même avec l'aboutissement de certaines revendications des organisations syndicales, les militants syndicalistes ont été amenés à prendre des responsabilités pour lesquelles ils n'étaient pas préparés comme la gestion de la Sécurité sociale ou des allocations familiales. Quand j'étais au MPF, j'ai eu l'occasion de faire partie du Comité permanent du ravitaillement comme représentant des consommateurs, de participer à des commissions paritaires. On se rend compte que les ouvriers perdent leur caractère dans tout ça. C'est un milieu qui n'est pas le leur. Quand ils sont dans des commissions où on étudie leur travail, leur entreprise, ils sont compétents. Mais quand il s'agit d'autres problèmes, par exemple de problèmes de ravitaillement, c'était catastrophique de voir avec quelle aisance les ouvriers se faisaient envelopper. J'ai vu des choses incroyables : alors que tout était bloqué, salaires bloqués, prix bloqués, il y a des comités départementaux qui arrivaient à obtenir l'accord des représentants des syndicats pour que certains produits soient vendus plus cher. On leur faisait miroiter tout un tas de raisons techniques, et ceci, et cela. C'est ça qui est terrible dans notre société : elle est tellement complexe que chaque branche est dirigée par des techniciens qui ont leur vocabulaire, leur façon de poser leurs problèmes, etc. Les gens non compétents se laissent envelopper : à un certain moment, quand vous êtes complètement dépassé vous dites « bon, ben... », vous n'avez plus d'élément de jugement sur la partie propre elle-même. Si vous ne refaites pas la synthèse de ce problème avec tous les autres problèmes de la vie humaine et de la société dans laquelle vous vivez, automatiquement vous êtes obligé de céder.

Je me souviens d'une discussion à la Conférence nationale de la viande, on avait commencé le matin à 9 heures, et à minuit on y était encore et je peux dire que presque tous les représentants ouvriers se sont laissés avoir. Vous comprenez, à partir du moment où vous entrez dans des considérations techniques... J'ai dit : « Je ne suis pas compétent à ce niveau-là mais ce que j'en comprends est inconciliable, jusqu'à preuve du contraire, avec ce que je sais. » L'augmentation du kilo de viande était inconciliable avec les salaires bloqués des ouvriers. Augmenter le prix d'un kilo de viande, automatiquement la distribution de cette marchandise faisait qu'une fraction de la classe ouvrière ne pouvait pas s'en payer ; et sûrement celle qui en avait le plus besoin, celle qui œuvrait physiquement. C'était impossible : plutôt ne pas en avoir que d'en donner à une partie privilégiée et de la supprimer à des gens qui en ont le plus besoin. Mais là, il faut encore être en mesure de pouvoir faire ce raisonnement, et ne pas voir son cas personnel.

Les représentants ouvriers qui étaient là, peut-être pensaient-ils qu'ils étaient capables de se la payer, eux, cette viande, donc ils pouvaient accepter cette augmentation. Et puis tout est comme ça dans la vie, et c'est pas simple. Dans cette société, les ouvriers sont toujours très démunis, tributaires de tout. Et quand je parle d'ouvriers, moi j'en suis, et je pense qu'on a eu à subir de cette société beaucoup plus qu'on n'a reçu.

Enfin c'est peut-être aussi une chance, cette éducation. Je dis souvent à mes enfants et à mes petits-enfants : « Moi j'ai la chance de pouvoir être heureux avec des choses dont vous, vous ne pourrez pas être heureux. Parce que votre jeunesse a été différente de la mienne, votre hiérarchie des valeurs différente de la mienne. » Il y a des joies que moi je peux goûter et que eux ne peuvent pas goûter... Alors j'espère que eux pourront en goûter d'autres que moi je ne peux pas goûter mais c'est beaucoup plus problématique, à mon avis. Savoir vivre dans un milieu, dans une société, sans en être l'esclave, vous savez, c'est déjà une richesse. C'est la richesse des pauvres, ça. C'est peut-être pas une philosophie valable pour tout le monde mais enfin, moi, elle me comble.

Je me rappelle, en 1944, j'ai connu la libération en Normandie. La ville où nous étions avait été à 72% sinistrée, alors inutiles de dire que les rues étaient encombrées : les maisons étaient dans les rues. Eh bien quand on a vu arriver les Américains avec leurs bulldozers, on s'est dit : « Fantastique ! Les terrassiers, les maçons n'auront plus rien à faire, il n'y aura plus de boulot, on n'aura plus besoin de travailler. » Et puis la société s'est remise en route, et au lieu de travailler les 40 heures qu'on travaillait avant on a travaillé 50 et même 60 heures. Moi j'ai vu des types, je les voyais sur les feuilles des dossiers de chômage, qui faisaient plus de 60 heures par semaine. Et pas seulement dans le bâtiment ; dans la métallurgie, partout. Les gens faisaient un nombre d'heures invraisemblable alors qu'on avait déjà à notre disposition des machines formidables à côté de celles qu'on avait avant la guerre.

D'ailleurs, je crois que la classe ouvrière a fait son malheur en acceptant les heures supplémentaires. Si les ouvriers avaient refusé de faire des heures supplémentaires, on aurait été obligé de les payer le prix qu'il fallait pour vivre : de deux choses l'une, ou on aurait augmenté les salaires, ou la vie aurait augmenté beaucoup moins, sinon la machine économique n'aurait pas pu tourner. À ce moment-là les organisations syndicales ont fait leur malheur : si on avait refusé de travailler plus de 40 heures, la face des choses aurait sûrement changé, avec toutes ces machines qu'il y a maintenant. Sans compter toutes celles qui sont inventées et qui sont détruites parce que ça ferait effondrer certains profits, ou que certaines positions actuelles dans le monde disparaîtraient.

Moi je crois qu'il y a une possibilité formidable de diminuer le temps de travail des gens. Il faudrait revenir à la sagesse des anciens, qui savaient se contenter. Les besoins grossissent, grandissent. Pourquoi est-ce qu'ils grandissent ? Moi je ne vois pas. Ce qu'il y a de terrible, c'est que le malheur d'un homme n'est pas fait de ce qu'il lui manque mais de ce qu'il voit que les autres ont, dont il s'est bien passé jusqu'à présent, mais dont il ne peut pas bénéficier. C'est bizarre la nature humaine. Faut dire que toute la société nous incite bien : la publicité, le comportement des gens, on construit tout le temps des nouveaux trucs, des nouveaux systèmes. Bientôt si on invente un nouveau truc pour se torcher je sais bien quoi, tous ceux qui ne l'auront pas se sentiront malheureux.

Quand on vivait en Afrique du Nord, avec ma femme, on voyait beaucoup de gens qu'on appelle maintenant des chômeurs : des Arabes qui étaient là, qui vivaient heureux, qui étaient allongés, ou assis. Les Européens les traitaient de fainéants ; de toute façon, auraient-ils voulu travailler, il n'y avait pas de travail. Avec ma femme on se disait : « Mais est-ce qu'on rend vraiment service à ces gens-là de leur apporter notre industrialisation ? » Évidemment, je mets à part tous ceux qui étaient sous-alimentés. Mais, enfin, il y avait là des gens qui vivaient de peu et qui étaient heureux : ils avaient tout ce qu'ils souhaitaient, ils pouvaient profiter de la vie ; ils profitaient du paysage dans lequel ils étaient, ils avaient rencontré un ami, ils parlaient avec lui, il y avait des échanges humains.

Je scandalise quelquefois les Français quand je leur dis que pour les Arabes étaient plus civilisés que les Parisiens. Très souvent on entend par civilisation le degré de développement technique. Moi j'appelle civilisation la façon de se comporter entre hommes. Je cite souvent un exemple : il m'est arrivé d'aller dans le bled, de tomber en difficulté, de ne pas pouvoir rentrer chez moi. Eh bien tout le village qui ne me connaissait pas, qui ne m'avait jamais vu, était à ma disposition. C'était à qui me logerait, me nourrirait. S'il n'y avait qu'un lit ou une natte on me l'aurait donné et d'autres auraient couché par terre. Il arrive des centaines de Nord-Africains à Paris, qui n'ont pas où coucher. Où dorment-ils ? Ils dorment sur le trottoir.

Il y avait un respect de l'autre, un sens du respect de la vie qui sont fantastiques. On ne peut pas dire qu'on a gardé toutes ces valeurs-là, nous ! On a eu des amis musulmans, ils étaient d'un attachement incroyable. On a failli perdre un de nos enfants, il faut voir comment les types se sont comportés avec nous, comment ils venaient nous voir à la clinique. Évidemment ils réagissaient avec leur tempérament, ils sont fatalistes, il y en qui disaient : « Oui, il faut accepter la volonté de Dieu et patati et patata... » Les femmes nous disaient : « On se réunit dans la cour, le soir, pour prier, pour que le Dieu le guérisse. » Moi je trouve que c'est formidable ; et que c'est une drôle de blague qu'on a fait à tous ces pays de leur porter notre soi-disant civilisation industrielle. Ou alors il aurait fallu — mais est-ce possible ? — qu'ils repensent une civilisation industrielle à leur mesure et à leur dimension.

Quand on voit tout ce gaspillage ! J'ai eu l'occasion, à mon boulot, de me déplacer par avion, d'aller à l'hôtel et tout ça. Faut voir qui circule dans un avion. 90% des gens c'est soi-disant pour la production ; et dans les hôtels, si on va pour son boulot, on ne peut pas descendre dans un hôtel de deuxième zone, c'est automatiquement 10 000 ou 15 000 francs la nuit. Tout ça, ça pèse sur le prix de revient. Pourquoi tout ce gâchis, tout ce gaspillage ? Les hommes n'en sont pas plus heureux. Alors l'écologie, n'en parlons pas : on détruit la nature, on esquinte tout pour une production de trucs qui ne sont même pas utiles à la société. Et quand on pense aux millions de travailleurs asservis bêtement à des choses comme ça...

Moi ce qui me laisse rêveur, c'est qu'en 1928, quand j'ai commencé à travailler, les moyens de production que nous avions étaient minables à côté de ceux que nous avons. Un tas de choses qu'on a à notre disposition maintenant, on ne les avait pas, mais on trouvait le moyen d'être heureux. Et maintenant, avec toute cette richesse, on a un tas de gens qui sont insatisfaits ; les maladies des nerfs, les suicides et tout ça, il y en a beaucoup plus qu'avant. Il y a quelque chose qui tourne pas rond.

R. C

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