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Travailler 2 heures par jour

Chapitre 1 : Le temps en "3x8"

Première partie : Le travail, vous aimez ?


 
Chapitre 1 : Le temps en "3x8" 

 


Il y a une femme dans notre boîte, son mari travaille chez Jourdan, la principale usine de chaussures de la ville; elle l'attendait un soir à la sortie et puis elle s'est dit : "Tiens, j'aimerais bien voir la tête des gens qui travaillent chez Jourdan." Elle s'est mise à les regarder à la sortie du boulot et elle m'a dit : "A part deux ou trois jeunes, mais vraiment très jeunes, qui levaient la tête, les gars, quand ils sortaient, avaient tous les yeux baissés sur leurs chaussures." Elle m'a dit : "Ce qu'on devrait faire, un jour, c'est installer une caméra à la sortie de l'usine." Marrant qu'elle ait eu cette idée.

C'est vrai que les mecs baissaient la tête quand il sortent du boulot. La fatigue, principalement. Et puis, comment dire, quand tu sors du boulot, en même temps que tu es content... Tu vois, par exemple, quand je travaille le matin - parce que je travaille en équipe, (rire) ça je le dis pour le magnétophone - je travaille en "3x8", c'est-à-dire une semaine je suis du matin, de 5 heures à 1 heure, la semaine d'après je travaille la nuit de 9 heures à 5 heures, et après une semaine l'après-midi de 1 heure à 9 heures-, eh bien quand je travaille le matin, c'est les moments où ça passe le plus vite mais, en même temps, c'est les moments qui fatiguent le plus. Dix minutes avant l'heure, je vais être dans un état assez euphorique : j'attends avec impatience. Et puis au moment où je sors, pfuit, je ne sais pas, j'ai l'impression que mes nerfs se relâchent, je me retrouve dans une tension supérieure à celle où je suis pendant le boulot. Il faudrait pouvoir chiffrer ça physiquement : en même temps que t'es contente parce que tu sors, et c'est vraiment la joie, en même temps d'un seul coup, paf, au bout de cent mètres t'as la fatigue qui te prend, et dès que j'arrive ici, bon ben pendant une demi heure vaut mieux pas me parler et surtout pas me contredire. Il me faut une demi-heure pour me retrouver un petit peu.

Par contre si tu travailles l'après-midi, bien que ça soit beaucoup plus long, que les heures, vraiment, se découpent par minutes et par secondes, quand tu sors, t'es vachement bien. Le temps, pour moi, c'est une valeur très subjective, c'est pas quelque chose qui existe en soi, je crois. Le matin par exemple je me lève, ça fait comme 3 heures et demi... oui, puisqu'ils ont avancé l'heure d'une heure : tu as une heure arbitraire et puis tu as une heure physique. Les années précédentes quand on allait à l'usine à 5 heures du matin il faisait jour, maintenant il fait nuit. Ça pose des problèmes parce que les heures de sommeil de nuit sont cent fois, enfin pas cent fois mais au moins cinq fois plus profitables que les heures de sommeil de la journée.

Je m'amène le matin à l'usine, encore un peu ensommeillé et tout, et je vis un peu comme dans un rêve, pas tout à fait, puisque je me réveille, mais franchement, au niveau subjectif de 5 heures à 1 heure ça me fait le même effet que dans une boîte normale de 8 heures à midi. En plus on a une demi-heure de casse-croûte? Vraiment tu ne sens pas passer le temps? Je ne sais pas à quoi c'est dû. Peut-être que quand on se lève le matin on a l'esprit encore un peu ensommeillé et la notion du temps a une autre valeur. Et puis il y a les équipes de la journée qui arrivent à 7 heures et demie, on se sent un petit peu comme eux. Ils partent à midi, nous on reste une heure de plus mais c'est une heure qui est beaucoup plus lâche : enfin le matin, ça défile vraiment.

On a l'impression que le temps est divisé carrément en deux : le matin on se dit assez facilement "tiens, c'est déjà cette heure-là". La nuit c'est différent, on a aussi cet esprit ensommeillé mais l'effort est complètement différent : le matin, petit à petit, je vais me réveiller dans un truc progressif, je perds la notion du temps, tandis que la nuit je résiste contre le sommeil et je vais être tenté de regarder l'heure beaucoup plus. Mais le plus catastrophique c'est l'après-midi. Souvent l'après-midi je me dis "ouais ça doit être 2 heures et quart", je regarde : non c'est pas 2 heures et quart, c'est une demi-heure avant. Là, je suis vraiment en forme et le temps prend tout son aspect. En plus je fais 8 heures d'affilée alors plus ça va, plus ça se découpe : les heures, à partir de 3 heures, jusqu'à 5 heures, tac, tac, tac, c'est vraiment un découpage.

Le temps, c'est une notion un peu con parce que c'est une aiguille qui tourne sur une montre mais en fait c'est surtout un truc subjectif : on n'a pas la même notion du temps suivant... (s'adressant en riant au magnétophone : voici un passage érotique), c'est vrai des fois on va éprouver vachement du plaisir, mettons en baisant, on va avoir l'impression que le temps est un temps très long mais si on regarde le départ et l'arrivée "tiens, ça ne fait que ça", ou alors des fois l'inverse, ça dépendra.

Ça fait bientôt trois ans que je travaille en "3x8" dans cette boîte. C'est une boîte en continu comme il y en a de plus en plus, ça implique que le dimanche, le samedi soir, le samedi après-midi, le dimanche après-midi, il y a des gens qui sont dans cette usine. Les ateliers qui tournent en "3x8" sont des ateliers de "fausse torsion", c'est le secteur le plus dur de l'usine. Tu as une bobine de départ, une bobine de fil synthétique, qui se déroule à l'intérieur d'une machine et qui subit un circuit de transformations : le fil est chauffé, étiré, et à la fin il s'enroule autour d'un tube. La nécessité des "3x8" c'est un gain de temps, si tu veux, un gain de boulot, sauf qu'il est mal employé. Une machine à 216 positions, 216 fils : si on arrêtait les machines le vendredi soir, admettons, on serait obligé le lundi matin de relancer les 216 fils. Tandis que là, lorsqu'un des fils casse, ça n'arrête pas toute la machine : l'ouvrier rentre dans la machine et il relance la "casse". Pour relancer une seule "casse", il faut 3 minutes. En plus, les machines sont à "caver" toutes les 24 ou 32 heures, il y a donc besoin d'un certain nombre de personnes qui surveillent la nuit - "caver", c'est l'opération d'enlever une bobine pleine et de la remplacer par une vide.

Imagine, par exemple, qu'on dise "on a un horaire vachement con, on veut travailler seulement la journée", qu'est-ce qui se passerait ? A ce moment-là, il faudrait peut-être revoir le type de machines. Avec les machines actuelles, en se mettant à 4 par machine, il nous faudrait 4 heures le matin pour lancer la machine, en bourrant. Le soir, tu dirais "on arrête", le fil aurait tourné combien ? 4 heures maximum, donc ça a fait des tout petits enroulements. Ces bobines-là, il faudrait les envoyer à des trucs qui les rattacheraient entre elles. Donc des fils de moins bonne qualité parce qu'ils auraient beaucoup plus de rattaches internes, du travail supplémentaire, d'où un prix assez élevé ; à ce compte-là il vaudrait peut-être mieux faire de la soie naturelle, je suis pas contre, moi.

Mais je pense que, dans un premier temps, avant la réflexion sur d'autres types de machines, on pourrait arriver à des réductions d'horaires : par exemple quand on est du poste de nuit, au lieu de faire 40 heures, faire seulement 32 heures. 32 heures, c'est-à-dire 4 nuits dans la semaine, ça te laisse 3 jours de repos, bon, c'est supportable. Une nuit de plus c'est déjà plus dur mais alors comme on faisait avant, 6 nuits dans la semaine, c'était vraiment invivable. Peut-être qu'après il faudra réfléchir plus : peut-être qu'à partir du moment où on pensera différemment on se dira : "Est-ce qu'il nous faut tant et tant de vêtement, ou les user ?", peut-être qu'on produira moins. Au lieu qu'on soit, mettons 15 par équipe, si on est 30 tu divises déjà la semaine en deux ; bon, c'est vrai que ça restera pénible, mais passer une nuit ou deux en sachant ce que tu as gagné dans un premier temps, ça sera intéressant.

Quand on présente le "3x8" à quelqu'un qui travaille à la journée, il a vraiment l'impression qu'au niveau du temps libre ça va être quelque chose de fantastique. Ça arrive à chaque gars qui travaille à la journée, il se dit : "Tiens, si je travaillais la nuit ça serait pas mal finalement, j'aurais mes après-midi de libres." Tout le monde marche. C'est bien pour ça que, outre l'avantage financier, dans beaucoup d'entreprises, quand les directions annoncent "on va vous faire tourner en 3x8" les gars acceptent. Admettons que toi tu fasses 8 heures midi, 2 heures-6 heures, je te dis "Moi je travaille le matin, j'ai mes après-midi de libres", tu diras : "Ouais, c'est bien ; d'accord, tu te lèves plus tôt mais t'as quand même tout ton après-midi, t'as ton soir, et puis tant pis, tu peux restreindre ta partie de sommeil." Si je travaille la nuit tu penseras "Ouais des fois j'arrive pas à m'endormir facilement la nuit, je me dis tiens il est minuit, il faut que je me lève à 7 heures, j'ai pas encore sommeil, c'est embêtant , le lever va être dur, si je travaillais la nuit, ça serait bien." En apparence, comme ça, sur le papier, ça a l'air intéressant parce qu'à des moments on a éprouvé ce besoin-là : ou par exemple l'hiver, c'est très dur de se lever y compris à 7 heures, on va se dire ! "je ne travaillerais que l'après-midi de 1 heure à 9 heures et j'aurais toutes mes matinées à moi."

Quand j'ai été me faire embaucher, c'était différent parce que je venais d'être licencié de chaussures et j'étais grillé dans toute la ville, mais j'ai joué aussi là-dessus. Je l'ai su après que j'avais été grillé et puis d'ailleurs ça se voyait à la tête des mecs quand je leur demandais de l'embauche en disant mon nom. Quand je suis venu à l'usine, ici, j'ai fait le baratin bien fayot et tout : à ce moment-là, il y avait plein d'ennuis dans la chaussure, j'ai dit :" Je vais bientôt me marier, ma fiancée travaille dans la chaussure... On m'a dit qu'ici on pouvait travailler en "3x8", ça m’intéresse parce que je pourrai refaire mon appartement, etc." Les mecs ont dit "ouais, ouais, c'est très bien", j'ai réussi à insister là-dessus, à jouer la carte de la présentation.

En apparence ça te donne énormément de temps libre, mais au bout d'un moment, on s'aperçoit que ce temps libre, on l'a pour pas grand-chose : parce que dans une ville, la vie a un rythme. Alors, bien sûr, si tout le monde travaillait en "3x8" aux mêmes moments, on se retrouverait les après-midi tous ensemble. Mais l'après-midi, on se retrouve finalement seul ; on n'a pas tellement de contacts, ou alors il faut aller avec des lycéens ça nous fait un peu chier parce qu'ils n'ont pas les mêmes problèmes que nous. Ce temps libre, en fait on l'a pour rien. Au moment où la ville commence à avoir sa vie, à partir de 6 heures, c'est là que se posent les problèmes : si tu travailles de nuit, tu te dis "il faut que je rentre manger à 7 heures, pour me laisser un peu de temps avant de commencer le boulot". A partir de 6 heures tu commences à sentir un petit peu les contrecoups de ta journée de boulot, tu prépares déjà ta rentrée et tu sais que le soir tu ne pourras pas veiller aussi tard que tu l'aimerais. Et si tu travaille l'après-midi alors là... Donc ce temps libre on l'a pour absolument rien. Et c'est là où il y a arnaque.

Cette différence du temps entre le matin et l'après-midi, si tu veux, je la vois plutôt à un niveau naturel, je ne pense pas que ça soit nécessairement lié à mon boulot. De toute façon, par rapport au boulot, j'ai pas plus d'intérêt le matin, j'ai pas plus envie le matin. Au contraire, par exemple lorsqu'on doit "caver" une machine, c'est-à-dire changer une grosse bobine en une petite, il y a de la fumée, il y a de la chaleur, je ne suis pas tellement en forme, l'effort est beaucoup plus dur à cause de la respiration : respirer un air assez vicié le matin c'est beaucoup plus pénible que l'après-midi.

Ce que je fais, c'est le truc le plus qualifié, les "3x8" c'est nous qui avons la plus grosse qualification, les plus gros salaires aussi dans l'usine, c'est-à-dire 10 F de l'heure. Majoration de 25% la nuit, plus une prime de panier, plus les dimanches où on est payé 24 heures pour nos 8 heures, trois fois plus ; les samedis après-midi et samedis soir, on a fait une lutte là-dessus, on est payé 40% en plus, et malgré tout ça on arrive à 190, 195 000 francs.

Au niveau du boulot, il n'y a vraiment aucun intérêt, aucun intérêt. Je ne connais pas de gars qui trouvent une satisfaction dans ce qu'ils font. Sauf quelques mécaniciens sur machine : leur boulot doit être plus varié, peut-être ils ne s'emmerdent pas trop. Mais c'est "ils ne s'emmerdent pas trop", c'est pas "ils y prennent du plaisir", tu vois. 

Moi, j'arrive à l'usine ; il y a des lampes sur la machine. S'il y a une lampe qui brille, ça veut dire qu'il y a une "casse". Premier boulot que j'ai à faire en début de poste : relier la bobine qui est en train de tourner à une autre. Après, c'est remonter les "casses" et "caver" au moment où les enroulements sont trop gros. C'est pas un travail dur en soi, mais comme les conditions de travail sont très pénibles n'importe quel effort est surmultiplié. Le bruit et la fumée. Ça fait un moment qu'on gueule sur le bruit et on avait exigé qu'une enquête soit faite. Ils l'ont faite ce matin : on est à 98 décibels. Les gars de l'enquête disaient qu'on risquait la surdité en 10 ans à l'usine. La norme est à 80.

D'ailleurs, c'est marrant, parce que ce matin on avait aussi une discussion avec la direction sur le climat à l'usine, la direction nous emmerde sur les "coins repos". T'as pas le droit de fumer dans l'atelier, pour des raisons de sécurité (fils synthétiques). Tu as le droit de sortir de l'atelier à peu près toutes les heures : on prend des habitudes de sortir et discuter, il y a moins de bruit, on peut se parler... ; mais c'est une lutte permanente avec la direction. Donc, il y avait une discussion là-dessus et moi j'ai proposé un test à la direction, je leur ai dit : vous faites venir quelqu'un de l'extérieur, vous le mettez dans l'atelier, vous lui donnez les journaux qu'il veut, assis sur une chaise, le droit de se déplacer quand il veut dans l'atelier, de faire ce qu'il veut, vous ne l'obligez pas à travailler, vous lui faites prendre une demi-heure de casse-croûte pendant ses 8 heures. Bon, et on va le voir, le gars, à la sortie de ses 8 heures, on discute avec lui." Eh bien ils ont refusé ça, parce qu'ils savent pertinemment que même si le mec ne fait absolument rien dans l'atelier, le fait d'y être suffit pour qu'il soit crispé. 

Les ateliers de femmes, il y a beaucoup de problèmes, c'est bien pour ça qu'on veut avoir des déléguées femmes. Les chefs abusent vraiment d'elles : elles sortent au "coin repos" : au bout de cinq minutes ils vont les engueuler. Comme c'est des femmes qui ne fument pas, elle ne peuvent même pas dire "on n'a pas fini une cigarette". Un copain qui est plus ancien que moi dans l'usine m'a raconté qu'au début, quand il venait de rentrer, il y avait marqué "coin repos" et personne n'y allait. Lui, il a vu marqué ça, il a demandé ce que ça voulait dire, ça voulait dire : "pour se reposer de temps en temps". Il a commencé à y aller avec un autre gars, lui aussi nouveau ; les chefs leur sont tombés sur le dos ; les autres restaient dans les ateliers, ils ne bougeaient pas, ils avaient peur ; peur du chef, de la pression. En plus, on ne vit pas ensemble dans l'usine, on est séparés les uns des autres de plusieurs mètres, les réactions sont assez individuelles. Eux, à deux, ont commencé à prendre un petit moment de repos, le chef est venu, les a engueulés ; et petit à petit on a admis ce machin-là. Avant c'était admis en théorie mais ça n'était pas pratiqué du fait des pressions ; là les gars ont vu que ça marchait et ils ont commencé à y aller.

Ce dont la direction a peur, aussi, c'est que voyant tout ce développement dans les "fausses torsions", les femmes vont se dire "tiens, eux ils sont toujours dehors" et peut-être nous critiquer dans leur tête ; parce qu'on représente ce qu'elles voudraient faire, tu vois ; et puis petit à petit, elles vont se dire "si eux le prennent, moi je le prends" ; c'est bien pour ça qu'il y a sans arrêt des chefs sur nous.

Avant que la grande crise (rire), la grande rise mondiale-capitaliste-occidentale-et-pas-dans-les-pays-de-l'Est, mais qui y est quand même d'une certaine façon, arrive, on travaillait 6 jours sur 7. Avec le cycle des repos, comme les repos n'étaient pas liés au samedi ou au dimanche, on arrivait à travailler pratiquement 15 à 16 jours d'affilée. Alors là, la notion du temps, la notion des jours, elle était complétement perdue. En chaussure, les gens qui travaillent à la journée ils ont un autre rythme : le lundi tu attaques la semaine. A partir du mercredi, tu commences à penser au vendredi. Ce qui arrive souvent c'est que les gens se trompent : le mercredi, ils croient être jeudi, tu vois, hop, tu gagnes un jour : "Tiens on est jeudi matin." Des fois, des gars me demandaient : "Au fait quel jour on est, c'est jeudi ? - Non, c'est mercredi." Le temps était complétement lié au vendredi... enfin pendant qu'on travaillait, parce que dehors tu penses à autre chose.

Mais là on était dans un tel machin que "quel jour on est, mardi, mercredi ?", ça n'avait plus d'importance parce que tu savais que tu devais y aller. Le temps perdait sa notion. 

Un truc que je n'ai pas souligné en "3x8", c'est la misère des relations humaines : quand je sortais de la chaussure le vendredi soir, j'allais boire l'apéritif avec les copains, nous discutions. C'est là, en fait, que toutes les discussions intéressantes se faisaient, que la vie, le sentiment d'être ensemble naissaient. Tandis que quand tu travailles en "3x8", à 13 heures tu n'as pas envie de dire "tiens on va boire un coup, on va discuter", non, à 13 heures tu as envie d'aller bouffer, t'es crevé.

On était sans arrêt à l'usine. Un exemple : normalement ton tour de garde du dimache, c'est la semaine du matin, les autres dimanches tu es en vacances ; quand tu es de l'après-midi ton dimanche est libre. Des fois il manque des gars dans les équipes, il faut renforcer une équipe parce qu'il y a plus de boulot, ils savent qu'il y aura plus de cavages et des difficultés, alors ils demandent si il y a des volontaires. Eh bien tu trouvais facilement des volontaires pour faire des dimanches en plus. Je suis sûr qu'à des moments, on leur aurait demandé de travailler 7 jours sur 7 pendant toute une année, à la limite les gars auraient marché. Parce qu'à partir du moment où tu bosses énormément, le fric, tu arrives à en gagner à coup d'heures supplémentaires et la notion de "s'en sortir tout seul" devient presque une réalité. Tu peux t'en sortir à coup d'efforts, à condition de ne pas manquer, à condition de ne pas arriver en retard, de faire effectivement toutes tes heures supplémentaires. Moi, par exemple, ça m'arrivait très régulièrement, le matin, d'être en retard ou de ne pas venir travailler mais tu as des gars qui n'arrivaient jamais, jamais, jamais en retard. Donc, ils s'en sortaient tout seuls. On va leur demander un dimanche supplémentaire, ils vont le faire. Et t'avais en plus des gens qui travaillaient à la sortie "au noir". Les gens, par aliénation, ou par nécessité des fois, travaillaient à l'exctérieur en plus de leur "3x8". Ça semble assez aberrant. Par aliénation, mais aussi par désoeuvrement, parce que par rapport à leur ennui ils ne trouvent pas d'autre solution que ça. Quand on faisait 48 heures par semaine, tu vois, le fric ça devenait vraiment le truc après lequel tu cours ; et tu marches assez facilement dans ce machin.

C'est marrant, un copain me disait en rigolant, mais quand tu plaisante il y a toujours une part de sérieux : " Moi, quand je suis de repos" - et on n'avait pas tellement de repos, une fois tous les quinze jours ou toutes les semaines - "mais je ne sais pas quoi faire, je m'emmerde, il vaut mieux que je sois au boulot." Bon, tout en déconnant il y avait quand même une part de vrai. De plus, t'es complétement déphasé parce que ta vie c'est ton usine : avant tu sortais de l'usine, bon, t'avais ton rythme, t'avais ta vie. Quand t'es dans le boulot, t'es dans une certaine sécurité, tu n'as plus rien à faire, tout est réglé à ta  place : tu sais que tu sors du boulot, c'est ta femme qui va te préparer à manger, tu vas manger, tu vas dormir, tu vois,  il n'y a vraiment plus d'initiatives : tu vas avoir besoin de quelque chose, tu as un peu plus de fric, tu vas te gadgétiser au maximum, tu vas acheter des gadgets. Tu vas courir après le fric qui finalement ne te sert pas à grand-chose. Il ne te fait pas gagner du temps, ce fric-là. Le discours qui est fait dessus c'est que c'est pour gagner du temps, mais tu n'en gagnes pas, tu en perds énormément : pour gagner, mettons dix minutes, sur tel ou tel truc que tu fais tous les jours tu vas perdre une heure par jour au boulot pour le payer, c'est complétement aberrant. Mais à la limite tu arrives à être bien là dedans. C'est vraiment la sécurité, dans le sens poniatowskien du mot, tu n'as plus de responsabilités, c'est presque... une régression enfantine dirait l'ami... Freud ou je ne sais pas qui (rire). Ça marche sur n'importe qui : moi, avant de rentrer dans cette boîte, j'étais militant, donc "avancé" politiquement comme diraient les autres, mais je marchais dans les mêmes trucs, je ne me mets pas au-dessus des autres. Je pense que même toi si tu t'y mettais... ; il y aurait deux possibilités : ou tu tiens le coup, ou tu ne tiens pas le coup ; mais si au bout d'un moment tu tenais le coup physiquement tu te mettrais dans ce machin-là.

Alors, bien sûr, au niveau de la sexualité n'en parlons pas, c'est le misérabilisme complet parce que tu es crevé. J'en ai discuté avec des gars, ils disaient qu'en travaillant 48 heures par semaine en "3x8" ils n'arrivaient pas à baiser ou alors "comme les chiens, quand tu y arrives". Pourquoi ? Mettons que tu travailles le matin, le soir tu vas vouloir commencer, et pfuit tu vas te sentir fatigué et tu vas te dire "ouais, si je baise..." si tu baises tu vas perdre du temps, après l'amour il y a toujours un moment où tu ne vas pas t'endormir parce que tu vas avoir une relation affective avec la personne, ça va faire une heure, donc une heure de sommeil en moins, tu vois, tac, ça disparait. Où le matin tu vas te lever, tu vas avoir envie de faire quelque chose et puis non, il faut aller à l'usine. A la limite, les rapports sexuels ça devient de la masturbation : tu as une espèce d'envie au bas-ventre, tu as besoin d'une décharge, mais l'autre, tu arrives à l'oublier complètement parce que tu es crevé, tu n'as vraiment pas le temps.

Et tu n'arrives pas brutalement à contester, tu es dans un tel état de fatigue que tu ne vas pas contester la société, le patron ; c'est beaucoup plus vague comme contestation, ta révolte ça va être même "ces bicots de merde, ils viennent nous faire chier". Même moi dans ces périodes-là, tout en étant dans un comité antiraciste, j'avais vachement plus de tendances racistes. C'est des trucs qui te viennent d'une façon facile, incroyable, tout en étant amis avec des travailleurs arabes, c'est des flashes qui vont passer dans ta tête, tu ne vas pas le dire parce que tu as une conscience politique mais c'est un truc qui va passer un moment dans la machine, sans savoir pourquoi tu vas dire "ces Arabes de mort", parce que tu l'auras entendu par d'autres. C'est aussi une des périodes où tu vas chanter le plus facilement du Sheila ou des conneries, où tu vas  réciter de la publicité, parce que tu n'as plus de contrôle au niveau intellectuel. Intellectuellement, tu ne vaux plus rien, d'abord pour la bonne raison que tu serais incapable d'écouter quelqu'un : si le mec n'est pas d'accord avec toi, tu seras dans une telle tension nerveuse que tu vas l'envoyer chier : tu as le réflexe parano, c'est toi qui as raison automatiquement. Tu ne peux pas faire l'effort physique d'écouter un autre et de discuter, donc tu es vachement autoritaire. C'est pas un hasard si là où il y a le plus d'antiracistes, c'est dans les milieux intellectuels, parce qu'au niveau physique il y a moins de fatigue. Au bout d'un moment tu arrives à être tellement crevé que c'est plus ton esprit qui marche mais des flashes publicitaires, et les "bougnoules", ça fait partie des flashes publicitaires. Ton patron, ça va être une image très vague, c'est pas lui, c'est la société, c'est pas le capitalisme, ça va être les individus en général, et bien souvent ceux dont on t'aura dit que c'étaient tes ennemis. 

A 48 heures par semaine, les relations entre les gars étaient assez tendues. Les discussions, c'était uniquement sur le boulot, ça devient une hantise le boulot. Les discussions, ça ne va pas être "qu'est-ce que tu penses de ?", ça va être "t'as vu le fil qui est arrivé ?", des discussions sur les emmerdements de fil, les "rataches", etc., parce que tu y es dans ce machin, tu es toujours dedans ; ça va être "il y a cinq ans, le fil était meilleur" ; les casses croûtes, ça se passait sans arrêt sur le boulot, alors c'était un peu maigre tu vois, il n'y avait pas tellement de discussions politiques sur un sujet : quand il y avait une collectivité, il y avait automatiquement boulot. 

Donc la crise est arrivée : novembre 1974, les horaires baissent de 48 heures à 40 heures ; c'était déjà un gain d'une hournée. Première réaction, on a gueulé : "on perd tant et tant de fric" ; la première réaction ça a été ça, y compris la mienne. J'étais pas délégué à l'époque mais j'avais fait un texte qui retraçait un peu l'ambiance des mecs, un texte qui avait été affiché : c'était "on perd du fric". Personne n'a dit : "tiens, bonnard, un jour de boulot en moins". Ça a été pour tous l'angoisse de perdre les heures supplémentaires. Le mois d'après on est tombé à 32 heures, alors là, ça a été encore plus dur ; avant, à 48 heures, on était pratiquement tous les jours au boulot, là, à 32 heures, on se retrouvait à l'usine 4 jours sur 7 : 3 jours de repos. Nous qui avions auparavant un week-end de libre tous les 3 mois, on en avait maintenant 2 sur 3, et des fois on avait des week-ends de 5 jours !

Alors petit à petit les gars se sont sentis mieux et ça a été un phénomène de récupération physique incroyable. On a fait une réfléxion plus ou moins lente, mais la notion de fric a vachement perdu d'intensité. Je ne dis pas qu'elle a disparu mais finalement même des gars qui avaient des familles à charge ont dit "c'est mieux maintenant qu'avant". C'est vrai qu'on perdait beaucoup de fric, on perdait 40 000 ou 50 000 par rapport à avant, mais ça, très vite, les mecs ne le regrettaient plus, sauf un ou deux. Au bout d'un moment, c'était pas si mal que ça, on s'est mis à apprecier vachement les 32 heures.

C'est à cette période que la contestation est née, parce qu'on a commencé à beaucoup plus discuter. Comme on était moins pris dans le travail, ça arrivait qu'on discute du boulot mais c'était pas la discussion principale ; c'était plutôt... le mec te racontait ce qu'il faisait chez lui, ou alors on avait une discussion politique sur un sujet vraiment important parce que quelqu'un l'avait lancé, on arrivait à une conversation collective, avec des avis différents, on discutait. Pour se libérer le cerveau, l'un d'entre nous jouait au fayot, balançant des phrases du style : "c'est salaud d'aller au coin repos, le patron perd du fric", ou : "je vais moucharder que vous ne faites rien". Ça nous faisait rire. Autre chose : avant, une hiérarchie s'était installée parmi les ouvriers : "celui-là, il travaille vite !" ; presque tous ls gars lançaient les fils à la main alors qu'il existait un petit appareil qui va moins vite mais qui fatigue moins. Depuis cette période de chômage partiel, plus personne ne lance à la main et ceux qui travaillent le moins sont respectés. 

C'est aussi là que les relations d'amitié sont nées : avant, on avait des copains à l'usine, mais dans cette période où on a fait 32 heures, il y a vraiment eu des relations d'amitié entre mecs, on a pu dépasser le cadre des conversations politiques, on a pu aborder des machins sur la vie affective, l'impuissance, la jalousie, les relations de couple ;  c'est pas des trucs que tu abordes à 50 ; à quelques uns, on l'a abordé assez profondément ; par exemple, le rapport qu'il y a entre dire : "ouais, la jalousie, c'est de la merde" et puios, finalement, avoir ces réactions... de merde quand ça t'arrive. Au niveau de la vie sexuelle, à 32 heures automatiquement ça a été enrichi ; avant, comme je t'ai dit, ça demandait tellement d'efforts, il y avait l'angoisse du lendemain qui faisait que non, on ne pouvait pas, parce que ça aurait impliqué une heure de repos en moins, qui fallait être en forme pour se lever le matin pour gagner du fric, alors qu'à 32 heures on récupérait et ça m'est arrivé, je me rappelle : je devais aller travailler le matin et à minuit j'avais commencé à avoir envie de faire l'amour, j'ai dit dans ma tête : "tiens, il faut que je me lêve dans 4 heures", ça posait des problèmes, et puis j'ai dit : "merde, c'est con, j'arriverai en retard et qu'ils se démerdent". Je pense qu'auparavant, je n'aurais pas réagi comme ça.

 Ce qui est curieux, c'est que pendant cette période de chômage partiel, le travail "au noir" a baissé. Alors qu'au contraire, ça aurait dû être une période où les gars, étant financièrement plus bloqués, auraient dùu plus travailler "au noir". C'est à ce moment-là aussi que travailler à l'usine le samedi après-midi ou le samedi soir a pris toute son horreur. Avant les gars l'acceptaient mais là, on réapprenait de plus en plus ce que le terme vivre signifiait, travailler le samedi soir ou le samedi après-midi, ça devenait la mer à boire : en apparence, ça aurait pu être "on a 2 jours de repos dans la semaine, on va travailler le sameid après-midi", ben non, les gars ne voulaient pas et on a pu lancer un mouvement de grève au niveau des "3x8" pour être plus payés le samedi.

C'est crucial, pour la direction, de maintenir à tout prix un horaire important : à un moment donné le patron, qui était à Valence, voulait, pour des raison économiques, nous faire baisser les horaires à 24 heures ; la direction, qui était à Romans, a dit non : "à 32 heures, ils ne veulent déjà pas faire grand chose, si on  tombe à 24 heures, ils ne feront absolument plus rien. Et ils nous ont gardé artificiellement à 32 heures alors qu'il n'y avait pas de quoi travailler autant. C'est vrai qu'un jour de repos supplémentaire, eh bien on n'aurait plus eu envie de travailler. Un autre exemple : on demandait des volontaires pour le dimanche ou les jours fériés, qui sont des jours payés trois fois plus, et la direction nous a avoué qu'elle avait des difficultés à trouver des gars. Pourtant, quand on fait un dimanche supplémentaire, on a droit à un repos dans la semaine, donc on ne travaille pas huit heures de plus : eh bien, tu ne trouvais plus de volontaires, il y a eu un changement de mentalité, on n'achète pas les gens aussi facilement qu'avant. 

Il y a un truc que je voudrais dire, à propos du chômage partiel : sur un tract, on a dit "à 32 heures, on réapprend à vivre, etc.", on arrivait à reconnaître qu'à 32 heures, il y avait des aspects chouettes, on réapprenait à vivre, et même si ça entraînait une perte de salaire, ce qu'on avait retrouvé était beaucoup plus important. Bon, en apparence, d'après ce que j'ai expliqué, ça devait aller de soi : mais avec les vieux militants qui sont dans le machin syndical, il a fallu discuter. Alors que eux-mêmes en tant qu'individus arrivaient à dire "on est mieux à 32 heures, à partir du moment où ils se mettaient en tant que militant syndical, l'angoisse, la peur des autres, comment ils vont juger ce que tu dis... Il a fallu discuter un bon moment pour faire admettre ce principe de dire qu'on était mieux à 32 heures. Il y a le militant syndical et il y a l'individu. L'individu, il a certains désirs et le militant syndical, il en a d'autres : d'autres, soit parce qu'il faut qu'il ait une mobilisation dans l'entreprise, soit parce qu'il faut qu'il soit un type de personnage. Souvent il va arriver à défendre des valeurs que lui, en tant qu'individu condamne, par peur des autres, parce qu'il a des responsabilités vis-à-vis des autres. Alors qu'en tant qu'individu on a moins de responsabilités vis-à-vis des autres : t'as envie de dire que sur l'affaire Patrick Henry, t'as telle et telle attitude, en tant que militant syndical, tu diras un autre machin. Des fois, ça te fait un peu rire parce que tu te dis "ouais, qu'et ce que c'est un militant syndical ? c'est vraiment pas grand-chose". Mais je crois que chaque individu, à partir du moment où on lui donne une fonction, arrive à se faire un personnage.

 

 

 (en cours de saisie - reprendre p.28)


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